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moyens de séduction » (L’état de la France en l’an VIII et en l’an IX, d’Aulard, p. 2). Si tels étaient les procédés de propagande pour détacher de la République la masse de la population, c’est qu’évidemment seuls ces sujets répondaient à ses inquiétudes du moment. Depuis le 9 thermidor an II (27 juillet 1794), la réaction avait su assez jouer du péril jacobin, pour ne point le négliger à cette heure s’il avait pu la servir. Le rapport de Fouché est, du reste, confirmé sur ce point par la citation de M. de Barante faite dans le chapitre précédent à propos de l’anniversaire du 10 août, et qui constate l’inanité, à cette époque, du parti jacobin dans les préoccupations publiques.

« Je rallierai tous les partis », disait Bonaparte avant de quitter l’Égypte (général Bertrand, Campagnes d’Égypte et de Syrie, t. II, p. 172). « Je recevais les chefs des Jacobins, les agents des Bourbons ; je ne refusais de conseils à personne, mais je n’en donnais que dans l’intérêt de mes plans… Chacun s’enferrait dans mes lacs, et, quand je devins le chef de l’État, il n’existait point en France un parti qui ne plaçât quelque espoir sur mon succès », disait-il plus tard à Mme de Rémusat, qui l’a rapporté dans ses Mémoires (t. I, p. 275). « Tous les partis, écrit à son tour M Reinhard dans ses Lettres (p. 106), cherchèrent à circonvenir le nouvel arrivant… De tous côtés, on intervint afin d’amener un rapprochement entre lui et Sieyès, dans la crainte de le voir lier partie avec Barras ou prêter l’oreille aux propositions des Jacobins. Mais Bonaparte ne fut pas long à s’apercevoir qu’une entente avec un homme universellement méprisé, comme l’était Barras, ne serait pas approuvée par l’opinion publique et lui serait nuisible à lui-même. Talleyrand sut adroitement profiter de ses hésitations, il devint le pivot de toutes les intrigues et l’intermédiaire entre les hommes influents de tous les partis et le général ; il démontra à celui-ci que le nom de Sieyès seul était synonyme de vertu et d’honneur, et qu’en l’ayant pour allié, on rallierait à sa cause tous les honnêtes gens ».

Bonaparte avait, tout d’abord, manifesté du dédain à l’égard de Sieyès ; lorsqu’il s’aperçut qu’au lieu de le combattre, il était nécessaire de s’entendre avec lui, il n’hésita pas, consentit à faire les avances et lui promit « l’exécution de sa verbeuse constitution » (Mme de Rémusat, Mémoires, t. Ier, p. 275). D’autre part, Sieyès, tout désolé qu’il fût de la perspective d’avoir à partager avec un autre ce qu’il s’était attribué à lui seul, vit bien que son accord avec Bonaparte était son unique chance de n’être pas supplanté. D’ailleurs, nous apprend Mme Reinhard (Lettres, p. 114), il « s’obstinait à voir dans Bonaparte un auxiliaire que le parti modéré saurait contenir à volonté ». Et cela a toujours été la chimérique prétention du parti modéré : il s’est toujours flatté, malgré les constants démentis infligés par la réalité, de maîtriser à son gré les mouvements de réaction niaisement ou criminellement sortis de ses complaisances pour les hommes des partis monarchiques et cléricaux. Dès le 8 brumaire (30 octobre), l’entente était établie entre les deux rivaux. Par là, Bona-