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fenseur de la patrie, le titre de soldat français… est usurpé par la lie, oui, la lie de l’Europe, par les émigrés ». Le 6 floréal (25 avril 1798), il revenait à la charge et dénonçait « l’impudente audace des émigrés qui, après avoir trahi et ensanglanté leur pays, avaient trouvé le secret, pendant l’exécrable réaction, de se faire inscrire sur les registres de contrôle des bataillons, et de faire substituer leurs noms infâmes aux noms glorieux des héros morts pour la patrie. Cette manœuvre souleva votre indignation et excita le zèle du Directoire. Il donna des ordres… Malgré la vigilance du gouvernement, des individus notoirement émigrés se servent encore avec succès du même moyen ».

Par ce procédé, on contribuait en premier lieu à restituer leurs droits à des traîtres venant continuer en France l’œuvre de trahison entamée à l’étranger ; en second lieu, à discréditer les listes d’émigration en ajoutant à des erreurs réelles à peu près inévitables, mais faciles à vérifier et à corriger, un nombre considérable d’erreurs apparentes dont elles s’ingéniaient à empêcher le contrôle ; en troisième lieu, à exciter l’indignation publique contre les patriotes apparaissant coupables d’avoir inscrit sur les listes d’émigration ces honnêtes gens que des faux, l’arme de prédilection du cléricalisme et de ses alliés, avaient transformés, de stipendiés de l’Angleterre et de l’Autriche, en défenseurs de la patrie. L’espèce de ces modérément républicains, toujours complices des ennemis de la République, n’est malheureusement pas éteinte ; aujourd’hui comme alors, la plupart d’entre eux sont prêts à toutes les infamies pour quelques basses satisfactions d’intérêt personnel.

De la sorte, les rôles furent sciemment renversés : le royaliste traître devint la victime et le patriote l’imposteur. La situation embrouillée à dessein, la divulgation de confusions involontaires ou préméditées, servirent de prétexte pour retarder la répartition à établir d’après la loi du 1er ventôse an VI qui, malgré tout, avait éveillé de grands espoirs parmi les intéressés. Après plus d’un an, un arrêté du Directoire du 3 floréal an VII (22 avril 1799) décida que des agents spéciaux seraient chargés de surveiller et d’activer « la confection des habits et effets d’équipement », dont la distribution avait été décidée précédemment pour leur faire prendre patience, et, au mois de thermidor (juillet), des affiches invitèrent les défenseurs de la patrie à aller chercher au ministère de la guerre ce qu’on daignait leur offrir. Or, comme l’avait dit Duplantier, le 2 fructidor an VI (19 août 1798), au Conseil des Cinq-Cents, la bureaucratie était « devenue, pour ainsi dire, un pouvoir qui brave souvent l’autorité suprême du gouvernement » ; aussi ces citoyens, coupables d’avoir vaillamment accompli leur devoir, furent-ils traités avec mépris par les réactionnaires embusqués dans les bureaux, à l’affût des pots-de-vin qui les rendaient complaisants pour les fournisseurs escrocs.

Leur attitude fut si odieuse que Bernadotte, alors ministre de la guerre, dut, sur une plainte formulée le 1er thermidor (19 juillet) par la société de patriotes siégeant à la salle du Manège (chap. xxi), intervenir ; dans une lettre