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remises allant jusqu’à 40 % ; comme il était difficile, en effet, de tirer de l’argent du Directoire, ils avaient recours à des intermédiaires puissants qui, après leur avoir payé leurs ordonnances avec une forte remise, parvenaient à décrocher des « visas d’urgence » et à se les faire rembourser par le Trésor public intégralement.

Souvent, quand ils devaient, ils ne payaient pas. Ainsi Amelot, commissaire civil, écrivait d’Italie, le 26 brumaire an VII (16 novembre 1798) : « Jusqu’ici, les entrepreneurs de subsistances et de fournitures sont les principaux acquéreurs des biens nationaux conquis, il en est qui les ont gardés effrontément sans payer leurs créanciers » (Sciout, Idem., p. 22). D’autres fois ils ne fournissaient rien pour les approvisionnements qui leur étaient payés : la compagnie Lanchère « qui avait si bien servi jusqu’ici à affamer nos armées », disait, le 7 nivôse an IV (28 décembre 1795), dans un rapport, le commissaire du gouvernement près l’armée d’Italie, Ritter, « ne remplit pas le millième des conditions de son marché » (Fabry, Histoire de l’armée d’Italie, 1795-96, t. 1er, p. 377 et 385). La compagnie Bodin, qui avait reçu en l’an VI et en l’an VII (1797-1798), en quinze mois, tant à Paris qu’en Italie, près de 22 millions pour les approvisionnements de l’armée, ne faisait pas son service. Cette « compagnie Bodin couvre l’Italie d’employés et ne fournit point ; mais elle se fait des pièces comptables ; voilà l’argot de cette bande », lit-on dans une lettre particulière du 13 germinal an VII (2 avril 1799), publiée dans les Mémoires de La Revellière-Lépeaux (t. III, p. 357). On s’en prenait non à elle, mais aux habitants sur qui cela retombait sous forme de réquisitions odieuses. Un des plus cyniques filous de l’armée d’Italie avait été Joseph Fesch, oncle de Bonaparte, devenu depuis cardinal (chap. xiv). De Suisse, notre ministre Perrochel écrivait, le 15 ventôse an VII (5 mars 1799), à La Revellière : « Il faudrait un juge et des potences dans chaque armée pour assurer le service des subsistances. Ce que nos pauvres soldats ont souffert cet hiver ne se conçoit pas » (Sciout, Le Directoire, t. IV, p. 136, note). Il est vrai que « la misère de la troupe contrastait avec le luxe et l’éclat auxquels s’étaient habitués la plupart des généraux » (Revue d’histoire rédigée à l’état-major de l’armée, mai 1901, p. 1142).

Les ordonnances des fournisseurs, nous l’avons vu (chap. xv), avaient été admises en payement des biens nationaux ; d’autres enfin avaient été réglées par des inscriptions sur le Grand-Livre. Nous lisons dans le rapport de police du 6 fructidor an IV (23 août 1796) : « On cite des individus qui sont portés sur le Grand-Livre et qui sont porteurs d’inscriptions de 100 000 livres qui produisent 5 000 livres et qui n’ont pas fourni un capital réel de 3 000 livres ». Il est vrai que la rente de 5 000 livres était plus nominale que réelle ; mais le fait n’en reste pas moins exorbitant. Suivant la remarque de Génissieu au Conseil des Cinq-Cents, le 19 thermidor an VI (6 août 1798) : « Quand on dit que les marchés sont onéreux parce que le Trésor est vide, on prend