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vision des scandaleux trafics des fournisseurs, les modérés du Directoire attaquèrent ces révolutionnaires qui, « par leurs menaces et leurs projets qu’ils ne dissimulent même pas, cherchent à frapper les citoyens d’une terreur telle qu’elle leur fasse naître l’idée de réaliser leur fortune pour l’emporter au dehors » et, ajoutèrent-ils, le Corps législatif « saura bien écarter ceux qu’on voudrait y faire rentrer ». Une chose toutefois parut plus efficace, ce fut de pousser les partisans du Directoire, là où ils étaient en minorité, à faire scission, c’est-à-dire à quitter l’assemblée-mère, à se séparer de la majorité des électeurs et à procéder seuls, dans une autre assemblée, à des élections agréables au gouvernement ; il y aurait ainsi deux sortes d’élus, ceux de la majorité et ceux de la minorité, entre lesquels, en vertu de la loi sur la validation, on aurait soin de se prononcer sans impartialité et sans respect pour cette souveraineté du peuple dont on avait tant parlé.

Malgré tout, les élections furent peu favorables au Directoire. Sauf les cas de provocation et d’irrégularité de la part de la majorité, il semble que, partout où il y avait eu scission, c’était le candidat de la majorité qui aurait dû être admis. C’aurait été un tort d’annuler toutes les élections où une scission s’était produite ; on aurait, en effet, donné par là à la minorité la possibilité d’empêcher toute élection. Le Directoire, lui, poussa à admettre les élus qui lui paraissaient bons, même s’ils étaient les élus de la minorité, et à exclure les autres : « vous marquerez du sceau de la réprobation ces choix infâmes… les agents de Robespierre et… les affidés de Babeuf », disait sans vergogne son message du 13 floréal (2 mai). Et c’est ce plan monstrueux que le Corps législatif adopta dans une certaine mesure, sous prétexte, dit le rapporteur Bailleul, qu’il fallait écarter les deux « aristocraties », « l’une à cocarde blanche et l’autre à bonnet rouge ». Le général Jourdan et quelques, autres défendirent au Conseil des Cinq-Cents les droits des électeurs. Mais la majorité modérée s’arrogea le droit d’éliminer, au gré de ses convenances, les manifestations d’une souveraineté déjà restreinte par le cens (19 floréal-8 mai). Les Anciens transformèrent cette résolution en loi le 22 floréal (11 mai). En fin de compte 48 députés, parmi lesquels le frère de Barère, Robert Lindet et son frère, furent individuellement exclus en sus de ceux qu’élimina, dans 23 départements, le choix arbitraire entre les fractions scissionnaires des assemblées électorales ; le furent notamment de la sorte, dans la Seine, Gaultier-Biauzat, Gohier et le général Moulin ; cependant toute l’opposition ne disparaissait pas.

Ce qu’on appelle le coup d’État du 22 floréal fut, en fait, moins un coup d’État, qu’une scélératesse sous des formes légales, maladroite au point de vue même de ceux qui la commettaient : en ne faisant aucun cas de la volonté du pays, en lui substituant leur propre volonté, ils contribuèrent à augmenter le nombre des dévots du sabre. Ainsi que le Directoire le reconnaissait dans sa proclamation du 9 ventôse (27 février), lorsque les élections