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ture et dont, instruit par le passé, il redoutait les machinations ; mais, n’ayant d’autre appui que la force armée, il était condamné à ménager celui qui était devenu le représentant le plus populaire de cette force. Le 20 frimaire (10 décembre), Bonaparte reçu solennellement au Luxembourg, encensé par Barras, président du Directoire, et par Talleyrand, termina son discours en disant : « Lorsque le bonheur du peuple français sera assis sur les meilleures lois organiques, l’Europe entière deviendra libre ». Les directeurs ne relevèrent pas cette fanfaronnade qui renfermait une désapprobation de la Constitution de l’an III, et Bonaparte profita de l’engouement dont il était l’objet pour se constituer un parti, affectant de fréquenter de préférence les littérateurs et les savants sans se préoccuper de leurs opinions politiques, et ayant soin de ne pas se prononcer sur les questions qui divisaient les esprits. Élu, le 5 nivôse (25 décembre), membre de l’Institut en remplacement de Carnot qui avait été son protecteur, il écrivait jésuitiquement le lendemain : « les vraies conquêtes, les seules qui ne donnent aucun regret, sont celles que l’on fait sur l’ignorance » (Moniteur du 9 nivôse-29 décembre).

Le désir de se débarrasser de Bonaparte qu’il redoutait de plus en plus, contribua à faire accepter par le Directoire l’expédition d’Égypte dont il n’était pas tout d’abord partisan. Quelle que soit la façon de l’apprécier, l’initiative de Bonaparte à cet égard ne me paraît pas douteuse : de Milan, le 29 thermidor an V (16 août 1797), il écrivait au Directoire : « Les temps ne sont pas éloignés où nous sentirons que, pour détruire véritablement l’Angleterre, il faut nous emparer de l’Égypte » ; écrivant le même jour à son nouvel ami Talleyrand, il pronostiquait la chute prochaine de la Turquie (Correspondance de Napoléon Ier, t. III, p. 311 et 313) ; de Passariano, le 27 fructidor an V (13 septembre 1797), dans une lettre à Talleyrand (Idem, p. 391 et 392), il proposait de s’emparer de Malte et de l’Égypte ; et, le 2 vendémiaire an VI (23 septembre 1797), Talleyrand, en l’approuvant, ne faisait que lui répondre. Étant données ces lettres de Milan et de Passariano, il est permis d’ajouter foi aux témoignages simplement conformes de Marmont (Mémoires, t. Ier, p. 295 et 347) et de Bourrienne (Mémoires, édition de Désiré Lacroix, t. Ier, p. 221) qui nous montrent Bonaparte préoccupé d’une telle expédition avant le mémoire du 25 pluviôse an VI (13 février 1798) adressé par Talleyrand au Directoire sur cette question. Que Bonaparte en la circonstance se soit borné, comme lorsqu’il projetait de soulever la Grèce, à revêtir d’une forme précise des idées vagues qui avaient déjà cours dans certains milieux, la chose est fort possible ; de même qu’il est possible que Talleyrand, en particulier, ait partagé ces idées avant la lettre de Bonaparte. Mais ce qui est certain, c’est que Bonaparte n’a pas eu besoin de Talleyrand pour s’engager dans cette voie.

Nommé (chap. xvi), le 5 brumaire (26 octobre), général en chef de l’armée d’Angleterre, confirmé dans ce poste le 19 frimaire (9 décembre), Bona-