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longtemps que le parti royaliste pratique la dissimulation de son but réel derrière des opinions de circonstance ; et c’est être sa dupe que de voir la parade qui lui sert d’amorce, et non l’hameçon que, par fraude, il cherche à faire avaler. D’autre part, après avoir prêché le retour pur et simple à l’ancien régime, l’abbé Brothier avait, sous la pression des faits, fini par comprendre que la restauration de la monarchie ne serait possible qu’avec certaines concessions aux idées nouvelles ; aussi crut-il de son devoir d’écrire en ce sens au prétendant, que les princes de l’Europe appelaient alors le comte de Lille, et que, pour la commodité du récit, je désignerai par son surnom anticipé de Louis XVIII. Ce monarque en expectative, bien qu’il reçût de divers côtés des avertissements identiques, se refusa à y ajouter foi, s’imaginant qu’ils étaient inspirés non par la conscience de la réalité, mais par la contagion du mauvais exemple ; en conséquence, il répondait à Brothier, le 11 juillet 1796, que ce qu’il proposait était « entièrement inadmissible » (Lebon, idem, p. 198). On a vu dans le chapitre précédent que le gouvernement vénitien l’avait, le 14 avril, mis en demeure de sortir de Vérone ; parti le 21, en se déguisant par crainte de ses créanciers, il était arrivé, le 28, sur le territoire du margrave de Bade, à Riegel, où Condé avait établi son quartier général. Il le quitta le 14 juillet et, lors de la retraite, devant Moreau, de l’armée autrichienne dont le corps de Condé faisait patriotiquement partie, il s’arrêta quelques jours à Dillingen ; le 19 juillet, un coup de pistolet fut tiré sur lui et le manqua, tandis qu’il se tenait à l’une des croisées de son hôtel. L’auteur de cette tentative criminelle qui, si elle avait réussi, aurait, suivant le mot de Louis XVIII (Ernest Daudet, Les Bourbons et la Russie, p. 66), profité à son frère, resta inconnu. Peu après, Louis XVIII gagna Blankenburg, dans le duché de Brunswick, où il devait rester dix-huit mois.

D’autre part, le traître Pichegru, venu tout au commencement d’avril 1796 (milieu de germinal an IV) à Paris, d’où, après avoir, sur les conseils, paraît-il, de Wickham, refusé l’ambassade de Suède (Lebon, idem, p. 175), il alla s’installer à Strasbourg pour continuer ses intrigues, s’aperçut que, contrairement à ses désirs, sa sortie de l’armée n’avait produit aucune effervescence ; or il venait de constater qu’à Paris les royalistes influents étaient, pour la plupart, partisans non d’un retour à l’ancien régime, mais d’une monarchie constitutionnelle. Aussi, tout en restant en correspondance avec Carnet (Lebon, id., p. 205), il faisait conseiller à Louis XVIII de se départir de son attitude intransigeante. L’obstination de celui-ci, persuadé de la possibilité de réussir sans ce sacrifice d’amour-propre, était cause qu’à Paris d’assez nombreux monarchistes se retournaient du côté du duc d’Orléans qui n’avait pas cessé d’avoir quelques partisans ; ainsi le marquis de Rivière avait écrit, le 12 juillet 1795 : « Je ne dois pas dissimuler qu’il existe un parti d’Orléans, soutenu dans l’intérieur par Boissy d’Anglas, l’abbé Sieyès, Cochon et Arnaud, et, à l’extérieur, par Barthélémy, ministre à Bâle ; Montesquieu, Dumouriez,