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sacripant ». Mais Bonaparte sut vite regagner sa confiance en le flattant, en lui demandant d’exercer plein pouvoir en matière financière, de sorte que, tant qu’il ne se jugea pas assez fort, au lieu d’un surveillant scrupuleux, il eut dans Saliceti un panégyriste enthousiaste. Le 25 floréal (14 mai), il répondait de Lodi à l’avis du Directoire ; dans une lettre d’une roublardise consommée, il refusait d’accepter la nouvelle combinaison et offrait de se retirer. Le Directoire, craignant que ce ne fût sérieux, n’osa pas affronter le départ, au milieu de ses succès, d’un général si populaire ; il annula, le 2 prairial (21 mai), la décision prise ; en réalité, Bonaparte devenait le maître.

Du reste, sans attendre la réponse du Directoire, il avait continué à agir comme si de rien n’était. Le 26 floréal (15 mai), il entrait en triomphateur à Milan dont une garnison autrichienne tenait encore la citadelle, et — spectacle édifiant de la valeur des interventions religieuse et divine — « l’archevêque qui, naguère, appelait sur les Français, étrangers et impies, les foudres de la Providence, célébra, dans la victoire de ces mêmes Français, le décret éternel de cette même Providence » (A. Sorel, L’Europe et la Révolution française, (t. V, p. 78). Dans une proclamation du 7 floréal (26 avril), Bonaparte disait : « Peuples de l’Italie, l’armée française vient pour rompre vos chaînes, le peuple français est l’ami de tous les peuples ; venez avec confiance au-devant d’elle, vos propriétés, votre religion et vos usages seront respectés. Nous faisons la guerre en ennemis généreux, et nous n’en voulons qu’aux tyrans qui vous asservissent « Telles étaient les paroles. Voici les actes : le 30 (19 mai), il imposait à Milan et à la Lombardie une contribution de vingt millions, sans compter les réquisitions, et on commença à enlever les œuvres d’art ; l’argent devait être partagé entre la caisse de l’armée et le Directoire. En outre, « au Mont-de-piété où étaient entassées des richesses considérables, Fesch, le futur cardinal, et le fournisseur Collot, dérobèrent une quantité énorme de vaisselle d’or, d’argent, de joyaux, de pierres précieuses et de bijoux » (Bouvier, Bonaparte en Italie, 1796, p. 590-591).

Mais les fournisseurs, notamment les Flachat, Laporte et Castelin, qui avaient contribué à sa fortune, les commissaires du gouvernement, Saliceti, en particulier, qui avait été pour lui un auxiliaire précieux auprès des directeurs et de l’opinion, étaient encore trop les maîtres à son gré au point de vue financier. Aussi, vers le milieu de prairial (début de juin), il commençait à faire entendre des récriminations vagues ; peu à peu les insinuations se précisaient et il en vint bientôt, même contre Saliceti, son ancien protecteur et son futur protégé, à des accusations formelles. Ce qu’il voulait, c’était se débarrasser de toute apparence de contrôle et d’une concurrence effective. Il y réussit et on n’allait pas tarder à voir cet homme qui, régulièrement, n’avait que ses appointements, qui posait pour le désintéressement et la simplicité, mener un train royal, donner de l’argent à sa famille, tout en achetant des terres et en faisant des dépôts de fonds et des placements (Mémoires et Cor-