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prétexte d’indisposition, du juge qui présidait aux opérations du jury, en vue probablement — il n’est pas téméraire de le présumer en présence de cet incident inouï — d’une action à exercer au moins sur un juré. Rien de plus vraisemblable, si on songe à la façon de recueillir alors les votes des jurés ; la loi du 20 thermidor an IV (7 août 1796), sur l’organisation de la Haute Cour, renvoyait (art. 27), pour les points non réglés par elle, au Code des délits et des peines du 3 brumaire an IV (25 octobre 1795) ; il en résultait que les jurés avaient à se prononcer individuellement « en l’absence les uns des autres » (art 386) et chacun « à haute voix » (art. 399), devant l’un des juges, un accusateur national et le chef du jury à qui il était ainsi bien facile, s’ils étaient d’accord, et c’était ici le cas, de peser sur la détermination de tel ou tel juré. Dans le jugement, on trouve l’incident mentionné en ces termes : « Par devant nous, Charles Pajon, l’un des juges de la Haute Cour, subrogé à cause de l’indisposition du citoyen Coffinhal qui a commencé le présent procès-verbal, il a été procédé à sa continuation en présence du citoyen Viellart, l’un des accusateurs nationaux ». Cette fois, sur la cinquième série des questions, à la déclaration de culpabilité de huit des accusés, Babeuf, Buonarroti, Germain, Darthé, Moroy, Cazin, Bouin, Mennessier, s’ajouta le refus des circonstances atténuantes à Babeuf et à Darthé ; c’était la mort pour ceux-ci.

Les accusés, a dit Buonarroti (t. II, p. 13-14), avaient, lors de la formation du jury, usé de leur droit de récusation « à l’aide des renseignements incomplets et souvent inexacts recueillis dans les départements » ; parmi les jurés « qui méritaient une confiance entière, les uns furent exclus par le tribunal comme parents d’émigrés ; d’autres, sacrifiant à la peur, feignirent d’être malades et furent excusés ; trois assistèrent aux débats » et se prononcèrent constamment en faveur des accusés ; un d’entre eux a été nommé par Buonarroti (t. II, p. 59) « parce que, dit-il, nous savons qu’il a cessé de vivre », c’est Gaultier-Biauzat, du Puy-de-Dôme. Cependant, M. Francisque Mège, dans une volumineuse biographie de ce dernier publiée en 1890, suppose, après avoir vanté la conscience de Biauzat, que « son vote ne dut pas être favorable aux principaux meneurs » (t. Ier, p. 202). La conscience de Biauzat était supérieure à celle de son biographe qui, au lieu de se livrer à des suppositions gratuites, aurait pu et dû connaître et publier une lettre de Biauzat que j’ai trouvée aux Archives nationales (BB3 21). Le 14 germinal an V (3 avril 1797), un mouchard signant « Campis » dénonçait à Merlin quatre jurés comme suspects de sympathie pour les accusés : « Le sort vous a donné quatre jurés qui se trouvent parfaitement du même sentiment que les conspirateurs ». Le ministre, qui avait été le collègue de Biauzat à la Constituante, crut habile de communiquer, le 18 (7 avril), la dénonciation à celui-ci désigné le premier, et la réponse de Biauzat, du 21 (10 avril), ne contesta que certains détails de la dénonciation sans souffler mot sur le fond ; du reste, Biauzat