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distribution n’était pas « contraire à l’esprit de la communauté à laquelle on voulait arriver », il n’a raison — étant donné que la tactique adoptée était habile sans rien avoir de répréhensible — que lorsqu’il dit : « le grand point était de réussir, et le directoire secret… avait senti que, pour y parvenir, il ne lui fallait ni trop de réserve, ce qui eût pu décourager ses vrais amis, ni trop de précipitation, ce qui eût trop grossi le nombre de ses ennemis » (t. Ier, p. 156). On le voit, Buonarroti a eu parfaitement conscience des concessions nécessaires ; il ne se contentait pas de les accepter proposées par d’autres, il en prenait l’initiative ; seulement, par suite de ce travers commun à beaucoup de révolutionnaires, il transigeait sans vouloir en avoir l’air. C’est encore un défaut très répandu de confondre l’adhésion sans parti pris à la réalisation progressive d’une transformation sociale avec la résistance à cette transformation ; moins de rigorisme intraitable dans les paroles et plus d’accord constant entre les paroles et les actes contribueraient à dissiper cette confusion qui, par sa persistance et son développement, pourrait avoir dans la pratique des conséquences fâcheuses pour tous. Un article de l’« acte d’insurrection » portait : « les propriétés publiques et particulières sont mises sous la sauvegarde du peuple » ; Buonarroti explique d’une façon très judicieuse que toutes les mesures prises auraient été exécutées régulièrement et que toute tentative de pillage aurait été réprimée ; « c’est aux lois seules, dit-il, à rétablir l’égalité » (t. Ier, p. 195, note), tandis que le pillage ne pouvait aboutir qu’à de « nouvelles inégalités ». Il est à noter que le plan d’organisation de Babeuf et de ses amis comportait « l’usage des machines et procédés propres à diminuer la peine des hommes » (t. II, p. 309).

Babeuf se préoccupait, du reste, d’abréger, par l’universalisation du travail, le temps de travail quotidien de ceux qui travaillent trop ; c’est ce que constate, le 28 germinal an IV (17 avril 1796), sa Réponse à une lettre signée M… V… qui lui avait soumis diverses objections ; Buonarroti a reproduit cette brochure dans son tome II auquel renvoient les citations suivantes : si c’est beaucoup pour soulager ceux qui sont « condamnés exclusivement à la fatigue », qu’il voulait répartir le travail « sur tous les sociétaires (j’ai déjà signalé l’emploi de ce mot au début du chap. vi) valides », c’est aussi pour augmenter « les richesses de la société » (p. 217), et il protestait contre l’accusation d’aboutir au « dépérissement des beaux-arts » (p. 218) ; après avoir de nouveau repoussé toute idée de partage — « le système de l’égalité exclut tout partage » (p. 215) — il disait : « Que chacun travaille pour la grande famille sociale (par cette expression, Babeuf ne semble-t-il pas prévoir le mot socialisme comme il a prévu la chose ?), que chacun en reçoive l’existence, les plaisirs et le bonheur, voilà la voix de la nature » (p. 218) ; il voulait que « chaque individu, avec la moindre peine, puisse jouir de la vie la plus commode (p. 220)… Une très courte occupation journalière assurerait à chacun une vie plus agréable et débarrassée des inquiétudes dont