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criminelle lorsqu’elle tend à restreindre l’exploitation des consommateurs ou des ouvriers par les capitalistes de l’industrie et du commerce ; elle devient la chose la plus légitime, une chose conforme à tous les principes, une chose due, lorsqu’elle s’exerce au profit de ces capitalistes et au détriment des consommateurs ou des ouvriers. Ce que les capitalistes, sauf de trop rares exceptions, ont toujours poursuivi et poursuivent toujours sous des apparences contradictoires, c’est la liberté d’exploitation, de même que l’Église poursuit la liberté d’oppression : voilà le sens précis du mot liberté dans leur bouche. Lorsque, par le simple jeu de leur force économique, les capitalistes sont à même d’imposer leurs volontés, ils protestent contre toute réglementation qui ne pourrait que restreindre celles-ci ; mais lorsque leur force économique n’est pas suffisamment développée pour leur permettre d’agir en maîtres, ils demandent à la loi de leur conférer ce pouvoir. Les conditions économiques ne suffisaient pas encore, à la fin du xviii e siècle, à réaliser la pleine et entière domination patronale ; c’est pourquoi, après les patrons dont nous venons de parler, Chaptal, dans son Essai sur le perfectionnement des arts chimiques en France, publié à la fin de 1799, se plaignait à son tour que l’ouvrier pût quitter un patron à son gré, profiter des circonstances pour exiger une augmentation de salaire, ou, ajoutait-il pour la forme, être l’objet d’un renvoi immédiat. Il réclamait des « mesures sages et conservatrices » (p. 57) ; « il faut que les parties intéressées puissent se lier par un contrat dont le gouvernement seul peut assurer la garantie » (p. 56) ; il voudrait enfin qu’un ouvrier ne pût être reçu dans un atelier qu’en présentant « un certificat de bonne conduite délivré par le propriétaire de l’atelier d’où il sort » (p. 56).

Je citerai ici, et j’analyserai malgré sa longueur, un arrêté du Directoire du 16 fructidor an IV (2 septembre 1796). Tout en ne visant que « la police des papeteries », cet arrêté fournit, sur les mœurs ouvrières de l’époque, des renseignements que les plaintes précédentes de Chaptal, formulées d’une façon générale, nous autorisent à ne pas restreindre aux travailleurs particulièrement en cause.

On pourra constater que les habitudes et la force des groupements ouvriers avaient résisté aux tentatives faites pour les détruire et que l’État républicain était loin d’avoir, au nom de la liberté nouvelle, renoncé à intervenir entre salariés et patrons et à régler leurs rapports dans les mêmes conditions que le pouvoir royal déchu ; c’était un tort, devait déclarer le Directoire, d’avoir « présumé que les lois antérieures relatives à la police des arts et métiers étaient totalement abrogées » (arrêté du 23 messidor an V).

Tandis, en effet, que les mesures particulières prises sous la Convention à l’égard des travailleurs, tout en étant, conçues dans le même esprit, — voir la loi du 23 nivôse an II (12 janvier 1794) qui mettait, en réquisition les entrepreneurs et ouvriers des manufactures de papier et interdisait les coali-