Page:Jaurès - Histoire socialiste, V.djvu/126

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

texte de sauvegarder celle-ci : « Pénétrons-nous surtout de cette vérité, que la barrière la plus forte est un caractère pacifique » (p. 29). Dans un second mémoire du 1er frimaire an III (21 novembre 1794) qui, dit M. Sorel (p. 29), « paraît être du même auteur que le précédent », est soutenue la thèse que les pays conquis deviendront des foyers de mécontentement, que la meilleure solution serait de neutraliser ces pays et qu’il fallait user de la victoire avec modération : « Si on veut la fixer, il faut savoir finir le combat. Si on veut en profiter, il faut savoir proposer à propos des conditions justes de paix » (p. 29). Dans le cas où on agirait contrairement à ces vues, l’auteur du mémoire prévoit pour ce motif des guerres nouvelles. « Quel qu’il soit, ajoute M. Albert Sorel, l’auteur voit juste et voit de loin,… parle en bon Français et en bon Européen » (p. 30).

Malheureusement, ces idées ne triomphèrent pas. À la Convention, le 11 pluviôse an III (30 janvier 1795), Boissy d’Anglas, membre du comité de salut public, prononçait un grand discours « sur la situation extérieure ». Après avoir, dans des considérations générales que devait démentir la conclusion, déclaré : « Nous respecterons toujours l’opinion des peuples, quels que soient leurs gouvernements, leur force, leur faiblesse, leur bonheur ou leur infortune », et protesté contre l’accusation de vouloir « attaquer l’indépendance des autres peuples », il indiquait comment serait observée en certain cas cette « indépendance » si solennellement proclamée : « Nos dangers passés, la nécessité d’en rendre le retour impossible, l’exemple de la ligue menaçante qui voulut nous envahir et qui a porté un moment la désolation dans le cœur de la France, le désir d’indemniser nos concitoyens de leurs sacrifices, le désir sincère de rendre la paix solide et durable, nous obligent à étendre nos frontières, à nous donner de grands fleuves, des montagnes et l’Océan pour limites, et à nous garantir ainsi d’avance, et pour une longue suite de siècles, de tout envahissement et de toute attaque. À ce prix, les puissances de l’Europe peuvent compter sur une paix inviolable et sur des alliés courageux ».

Cette théorie des frontières naturelles n’est pas plus légitime que ne le sont les théories prétendues scientifiques mises au jour par des savants domestiqués pour justifier les infamies de la force brutale. Il ne saurait y avoir en politique d’autres frontières naturelles que celles qui résultent de l’assentiment des populations. Hors de là, il n’y a — la France n’allait pas tarder à en faire la dure expérience — que guerres périodiques ou menaces perpétuelles de guerre, avec l’absorption par l’armée des forces vives de la nation, la subordination de toutes les institutions à l’action militaire, la prise du pouvoir par le chef victorieux, les hostilités permanentes, finalement la défaite et l’invasion. Par une aberration extraordinaire, Boissy d’Anglas indiquait comme de nature à nous sauver et à assurer la paix ce qui devait précisément nous perdre en suscitant la guerre. C’est cette rage d’agrandisse-