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pas pour défendre une propriété nouvellement acquise contre l’émigré qui tenterait de rentrer en jouissance. Il fuira sur un autre domaine, mais un agriculteur, un homme pauvre venu de la cité pour exploiter un petit terrain dont vous lui avez facilité l’acquisition, défendra sa propriété autant que son existence, et la Révolution ainsi consolidée par l’intérêt d’une foule de petits propriétaires sera inébranlable… Il y a une foule de châteaux d’émigrés, vieux repaires de la féodalité, qui resteront nécessairement invendus, qui ne serviront ni pour les établissements d’éducation publique, ni pour les assemblées primaires. Ces masures, qui souillent encore le sol de la liberté, peuvent, par leur démolition, servir à favoriser les pauvres et laborieux agriculteurs, et à créer des villages en même temps que vous fertiliserez les campagnes… »

La « loi agraire » n’avait pas été tout à fait inutile. La Convention ne pouvait la combattre qu’en décrétant des mesures sociales dans l’intérêt du peuple. Le discours de Barère représente assez bien la ligne centrale, l’axe des opinions et des doctrines de la Convention : maintenir sous toutes ses formes (sauf la forme féodale), la propriété individuelle, mais aider à la multiplication des petites propriétés et demander aux grandes les sacrifices nécessaires pour assurer le peuple contre l’indigence. Mais au fond, à ce moment, toutes les déclarations de Barère et de l’Assemblée, en quelque sens qu’elles se produisent, sont un expédient politique plus encore que l’expression d’une doctrine sociale. Si les promoteurs de la loi agraire sont menacés de mort, c’est parce qu’il faut déjouer la propagande alarmiste de la contre-révolution et rassurer les acheteurs de biens nationaux sans lesquels la France révolutionnaire aurait sombré dans le déficit et la détresse. Si, au contraire, l’impôt progressif, l’organisation des secours publics, la protection des petits acheteurs, la distribution des matériaux des manoirs féodaux aux cultivateurs pauvres sont annoncés, c’est pour attacher le plus grand nombre possible d’intérêts à la Révolution menacée par des coalitions formidables.

Le décret contre quiconque proposerait la loi agraire était plus terrifiant d’aspect qu’efficace, car comment atteindre, par une formule pénale, toute une idée qui pouvait s’insinuer sous les formes les plus diverses et par les moyens les plus subtils ? Il est assez piquant de noter que Barère, dans ses Mémoires, fait le plus cordial et le plus magnifique éloge du communiste Buonarotti, de son esprit, de son élévation morale, de sa largeur de pensée, de son dévouement « au bonheur commun ». C’était donc une loi de circonstance, plus encore que la manifestation irréductible de l’égoïsme bourgeois. Et que de déguisements pouvait prendre la loi agraire ! Quelques jours à peine après le vote formidable de la Convention, celle-ci recevait la députation des sections qui, demandant la taxe des denrées, lui disaient : « Les biens de la terre sont communs à tous comme l’air et comme la lumière ». Nul n’osa éveiller la foudre du décret du 18 mars pour foudroyer cette