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Ce qui ressort de l’exposé de Pétion, c’est la soudaine puissance d’action du peuple : c’est sa volonté bien affirmée de n’être pas dupe dans le grand mouvement révolutionnaire. L’agitation fut assez étendue : elle se produisit au faubourg Saint-Marceau, au faubourg Saint-Antoine et au cœur de Paris, dans les quartiers Saint-Denis, Saint-Martin et des Gravilliers. C’est tout le peuple, tout le prolétariat et toute l’artisanerie parisienne qui renouaient. Et la bourgeoisie révolutionnaire n’osait plus, comme lors de l’émeute contre Réveillon ou des premiers mouvements de paysans de 1789, parler « de brigands ». Ce sont, comme dit Pétion, des « citoyens » qui n’entendent pas laisser aux accapareurs et monopoleurs de la bourgeoisie, le bénéfice de la Révolution. Cette fois, ce n’est plus contre l’hôtel de Castries et contre des nobles : c’est contre des bourgeois révolutionnaires, grands acheteurs de biens nationaux, qu’est dirigé le mouvement. Lorsque Fauchet, le 21 janvier, signala le premier à l’Assemblée les troubles de Paris et les accaparements, il déclara que l’église Sainte-Opportune, l’église Saint-Hilaire et l’église Saint-Benoît étaient pleines de sucre et de café. C’étaient évidemment des hommes de la Révolution qui avaient acheté ces églises et qui les avaient transformées en grands magasins. C’était donc bien contre une puissance nouvelle sortie de la Révolution, que le prolétariat et le peuple s’agitaient. Un moment, Pétion se demanda si la situation n’allait pas devenir sérieuse, si la garde nationale et le peuple qui, quelques mois auparavant, avaient eu au Champ de Mars une si tragique rencontre, n’allaient pas se heurter de nouveau, et cette fois à propos d’une question de subsistance. La prudence de Pétion, ses sages atermoiements qui permirent aux passions de se calmer épargnèrent à la Révolution ce malheur ; mais on commence à sentir dans Paris le tressaillement de la force populaire, plus consciente d’elle-même, fière des sacrifices qu’elle a déjà consentis à la Révolution, des services qu’elle lui a rendus et décidée à ne pas laisser confisquer par les agioteurs et les capitalistes la joie des temps nouveaux. Oh ! le peuple n’a pas encore essayé d’analyser le mécanisme social. Il ne démêle pas clairement que ces coups de spéculation sont un effet presque inévitable de la concurrence marchande et de la propriété privée. Mais, du moins, il oppose à ce désordre son droit. Il est prêt non à transformer la propriété, mais à en corriger, par une intervention vigoureuse et la force de la loi, les excès les plus criants. Il ne doute pas que, jusque sur le domaine de la propriété, la loi ne puisse et ne doive protéger la liberté vraie, la liberté réelle des hommes, celle de vivre. Et ainsi se forment lentement, obscurément, dans le peuple, les idées qui trouveront dans la législation régulatrice de la Convention d’abord, dans le communisme de Babœuf ensuite, leur expression. En janvier 1792, ces tendances étaient bien indécises encore puisque les pétitionnaires mêmes qui parlaient au nom du peuple n’osaient pas demander nettement la taxation légale des marchandises. À cette indécision générale des esprits et des forces correspondait assez