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HISTOIRE SOCIALISTE

néant ? » Il fallait vraiment qu’aucune revendication énergique ne s’élevât du pauvre peuple, pour que Sieyès pût faire tenir en équilibre son discours du 21 juillet et son discours du 7 septembre. Mais les combinaisons sophistiques de pensée par lesquelles il éludait le problème, doivent fatalement se dissoudre le jour où réellement le problème se posera.

Nous sentons, dès maintenant, je ne sais quoi d’instable et de faux dans le système politique par lequel la Constituante, tout en écartant un grand nombre de prolétaires, prétend respecter les droits de l’homme, de tous les hommes. Il y a là je ne sais quel artifice intellectuel qui ne résistera pas à la poussée des événements et des forces populaires. Mais en 1789, même après le 14 juillet, même après les journées d’octobre, la pensée des prolétaires est trop incertaine et leur souffle trop débile, pour dissiper l’étrange sophisme des Constituants.

De même, le 29 septembre 1789, quand Thouret, au nom du nouveau comité de Constitution, fait son rapport sur les bases de la représentation, et quand il apporte à la tribune la formule législative qui crée des citoyens actifs et des citoyens passifs, aucune protestation immédiate, aucun essai de réfutation : même l’extrême gauche reste muette. Je ne trouve pas un mot de Pétion, pas un mot de Robespierre lui-même. Évidemment ils s’interrogeaient.

Le 20 octobre quand l’ordre du jour appelle décidément la discussion sur les règles de la représentation dans les Assemblées municipales provinciales et nationale, le débat est étriqué et misérable. Seul, un membre de la droite, M. de Montlosier, intervient pour protester contre la distinction des citoyens actifs et des citoyens passifs.

Y avait-il là un dessein politique du côté droit ? Michelet paraît croire que la droite de l’Assemblée voulait appeler au vote la multitude misérable et dépendante sur laquelle nobles et prêtres avaient encore tant de prise, et qui aurait été la clientèle électorale de la réaction. Peut-être en effet cette pensée traversa-t-elle l’esprit de quelques-uns. Mais l’intervention du seul Montlosier qui fut toujours, dans sa propre parti, un original, un isolé, ne suffit pas à révéler un plan et moins encore à le réaliser.

Nous sommes au 20 octobre, et depuis les journées des 5 et 6 octobre, la droite de l’Assemblée est très désemparée : elle multiplie les demandes de passeports et elle songeait beaucoup plus à sa sécurité personnelle qu’à conquérir insidieusement les prolétaires. Pour un dessein aussi hardi, si elle l’avait formé, elle aurait délégué ou Maury ou Cazalès, ou quelque autre orateur de marque et non Montlosier, personnage un peu fantasque et sans grand crédit.

La grande question de l’aliénation des biens ecclésiastiques était posée avec éclat depuis le 10 octobre par le discours de Talleyrand, le révolutionnaire évêque d’Autun, et sans doute elle absorbait à ce moment toutes les