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que bien des effusions, la poétique familiarité du paysan avec les choses ?

Il n’est point incapable des hautes mélancolies. J’ai connu des vieillards qui, la journée finie, couchés sur la terre sombre où ils allaient bientôt disparaître, parlaient de la mort avec une sorte d’étonnement résigné : « Tout sera bien fini, disaient-ils, et personne n’en revient. » Chose étrange et que j’ai souvent constatée : les mêmes hommes qui parlaient de la mort comme de la destruction totale, parlaient peu de temps après ou en même temps de l’âme et de sa survivance. Évidemment, beaucoup de paysans n’accordent pas l’idée naturelle qu’ils ont de la vie et de la mort avec l’idée qu’ils tiennent de l’Église. Ils ont dans l’esprit, sans s’en douter, des idées contraires ; elles ne se heurtent point parce qu’ils n’y réfléchissent pas assez ; elles sont simplement juxtaposées. D’un côté, ils croient très bien, avec l’Église, que l’homme est supérieur aux bêtes, qu’il a une âme, et que cette âme ne périra pas. D’un autre côté, comme on n’a pas développé en eux la vie de la pensée, comme toute leur existence s’use dans le labeur opiniâtre des bras, dans la lutte avec la terre, ils ne peuvent ni se figurer, ni même pressentir ce qui survivrait d’eux dans un autre ordre d’existence ; il leur semble, par ce côté, que la terre en les recouvrant les aura tout entiers.