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« Je jure devant Dieu. » (Exclamations ironiques de plusieurs côtés.)

Delory. — Citoyennes et citoyens, le besoin d’interruption place les interrupteurs dans une mauvaise posture puisque Jaurès n’a fait qu’une citation. (On rit.)

Jaurès. — Mais, voyez, citoyens, à quel malentendu extraordinaire peuvent conduire les préventions que nous avons les uns contre les autres. Je viens de vous annoncer qu’on ne pouvait entrer au Landtag sans prêter un serment de fidélité au roi de Saxe ; je vous rappelle, je vous décris la formule du serment prêté par Liebknecht pour entrer au Landtag de Saxe, et voilà des camarades un peu pressés qui ne sont pas fâchés de me taxer de cléricalisme. (Hilarité.) Représentez-vous bien que c’est Liebknecht qui parle.

« Je jure devant Dieu, d’être inébranlablement fidèle à la Constitution et de servir, selon ma conscience, par mes propositions et mes votes, l’intérêt inséparable du roi et de la patrie. Ainsi Dieu me soit en aide. »

Il se trouve à ce moment, camarades, des purs, des intransigeants qui accusèrent Liebknecht, envers la démocratie socialiste, d’avoir prêté ce serment en vue d’occuper un siège au Landtag et Liebknecht, l’admirable révolutionnaire, répondait avec raison : « Mais alors ? nous serons éternellement les dupes des dirigeants s’il leur suffit de mettre sur notre route cet obstacle de papier d’une formule de serment. »

Et moi je vous demande, lorsqu’on fait un crime à un ministre socialiste d’avoir accepté ce que j’appellerai la formalité ministérielle de l’apparente solidarité de vote avec ses collègues du Cabinet, je vous demande si cette formalité est plus humiliante pour le Parti socialiste de France que ne l’était, pour les révolutionnaires socialistes d’Allemagne, le serment prêté devant Dieu d’être fidèles au roi ?

Je vous demande si, nous aussi, nous nous arrêterons devant ces obstacles de papier, devant ces formalités et ces chinoiseries, et si nous hésiterons, quand il le faudra pour notre cause, à jeter un des nôtres dans la forteresse du gouvernement bourgeois. (Non ! non ! Bravos.)

Mais ce n’est pas tout et une autre question, très délicate aussi… Mais j’oublie l’heure… Citoyens, j’ai du remords d’être long. (Parlez ! Parlez ! ) Je vais céder la parole à Guesde.

Delory. — En un quart d’heure, vous aurez fini. Camarades, nous vous demandons un peu de patience. Il est certain que la question est suffisamment grave pour que nous sacrifions, quelques minutes de notre temps. Le camarade Jaurès va essayer de résumer le plus brièvement possible pour permettre à Guesde de répondre. (Bravos.)

Jaurès. — J’ai dit qu’une question aussi difficile s’était posée devant les socialistes allemands à propos de la participation aux élections au Landtag de Prusse.

Là, il n’y a pas de suffrage universel, il y a trois classes d’électeurs ; c’est un véritable cens et le système électoral est combiné de telle sorte que les socialistes tout seuls ne peuvent jamais faire entrer l’un des leurs dans l’assemblée élective de Prusse. Ils ne le peuvent qu’en contractant des alliances ou, comme ils disent, des compromis avec les partis bourgeois.

En 1893, sur un rapport de Bebel, les démocrates socialistes allemands déclarèrent ce qui suit au Congrès de Cologne.

« Considérant qu’il est contraire aux principes observés jusqu’ici par le Parti, de s’engager dans des compromis avec des partis ennemis, parce que ceux-ci conduiraient nécessairement à la démoralisation, aux querelles et aux divisions dans leurs propres rangs, le Congrès déclare.

« C’est le devoir des membres du Parti en Prusse de s’abstenir entièrement de prendre part aux élections pour le Landtag, sous le régime actuel. »

Mais ils ne tardèrent pas à s’apercevoir qu’en s’abstenant de prendre part aux élections, ils laissaient écraser la bourgeoisie libérale par les partis rétrogrades et que les droits du prolétariat, droits d’association, droits de coalition étaient menacés.

En 1897, à Hambourg en 1898, à Stuttgart en 1899, ils commençaient à permettre aux socialistes de Prusse de prendre part aux élections du Landtag prussien.

Et enfin cela ne suffit pas et le même Bebel qui, en 1893, avait demandé au Parti d’interdire à tous ses membres la participation aux élections du Landtag de Prusse, le même Bebel, comprenant la faute qui avait été commise, l’erreur de tactique qui avait été faite, demanda en 1900, au Congrès de Mayence un vote ferme.

Au Congrès de Mayence, sept ans après l’interdiction portée, le Parti socialiste allemand a donné l’ordre aux socialistes prussiens de prendre part aux élections du Landtag de Prusse.

Et pourtant, c’est au nom de la lutte de classe, c’est au nom de la tactique de parti qu’en 1893, on interdisait aux socialistes allemands de prendre part aux élections du Landtag.

Puis on a vu que la lutte de classe obligeait le prolétariat à défendre ses libertés élémentaires même, s’il le faut, en se coalisant avec la fraction libérale de la bourgeoisie et là où on avait dit « NON » on a dit « OUI » et on a donné un ordre. Les accuserez-vous d’avoir trahi ? (Vifs applaudissements.)

Et moi, je vous dis, sans pouvoir vous donner maintenant toutes mes raisons, que de même l’heure viendra où le Parti socialiste unifié, organisé, donnera l’ordre à l’un des siens ou à plusieurs des siens, d’aller s’asseoir dans les gouvernements de la bourgeoisie pour contrôler le mécanisme de la société bourgeoise, pour résister le plus possible aux entraînements des réac-