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L’HOMME SANS VISAGE
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nous avons reconnu un reliquat de mille pesetas, et avons résolu de l’employer à assurer le bonheur de deux amoureux… Les voici, les mille pesetas.

Elle présentait devant les yeux du laquais ahuri, une petite liasse de billets del banco real (de la banque royale).

— Oh ! señora, balbutia Marco, oh ! señor !

D’elle à moi, il promenait ses regards embués par une reconnaissance éperdue. J’avoue que la gratitude de ce pauvre diable me gênait, car, en toute équité, je devais m’avouer n’y avoir aucun droit.

Mais la mystérieuse jeune femme ne laissa pas à mes sentiments le temps de se faire jour.

— Alors, dit-elle du ton le plus suave, prends ces billetes (billets), Marco, et ne tarde pas une minute pour annoncer à Concepcion que votre bonheur est assuré. Va…

Marco secoua la tête.

— Ah ! je voudrais, mais…

— Mais quoi ?

— Je ne peux pas quitter cette porte.

Il montrait avec un ennui comique la porte teintée de rouge, devant laquelle il se tenait.

— Qu’est-ce qui te retient là ?

— Les ordres de M. le comte de Holsbein.

— Que me racontes-tu là ?

— Il m’a enjoint de ne pas perdre cette porte de vue jusqu’à minuit.

— A-t-il peur qu’elle ne s’envole ?

Le laquais haussa les épaules en un mouvement dubitatif. Après quoi, il murmura d’un air pensif :

— Peut-être.

À tout autre moment, j’aurais ri de la réplique de ce garçon, mais je m’avisais qu’une sorte de duel était engagé entre les deux interlocuteurs, et d’instinct, je souhaitais que la charmante marquise triomphât.

Mon souhait devait être exaucé.

— N’est-ce que cela ? modula-t-elle… Cours auprès de Concepcion… Je t’attendrai ici avec le señor. De la sorte, quatre yeux seront fixés sur la porte et tu pourras loyalement certifier au comte que des regards vigilants ne l’ont point quittée de la soirée.

— Madame la marquise consentirait…

Elle prit une mine attendrie, prononçant avec une mélancolie que la situation présente ne justifiait pas :

— Donner aux autres le bonheur, c’est ma destinée…

Marco, lui, ne remarqua point l’étrangeté de ces paroles qui semblaient un cri de détresse échappé à l’âme endolorie plutôt qu’une réponse à la question du laquais.

— Je me hâte, pour abréger la station de Mme la marquise.

Et de fait, il partit en courant.

Mme de Almaceda s’était déjà ressaisie. Elle entama soudain une dissertation sur les confiseries du Prado, et les chances qu’avait le ménage futur de Marco et de Concepcion, d’arriver à l’aisance.

Je l’écoutais, ou mieux, j’écoutais la musique de sa voix. Je venais de me déclarer qu’il se passait en ce moment une chose dont l’explication me serait refusée, et je me résignais sans trop de peine.

Ma première idée avait été que ma compagne éloignait le domestique pour pouvoir pénétrer dans la Chambre Rouge et enlever le document qui s’y trouvait.

J’avais fait fausse route, car rien n’indiquait qu’elle eût eu semblable pensée.

Elle parlait vite, pour parler. Évidemment il lui importait peu de dire des choses intéressantes.

Je tournais le dos à la porte de la Chambre Rouge. Peut-être, sans que je m’en aperçusse, la marquise avait-elle manœuvré de façon à m’amener insensiblement à cette position.

Tout à coup, il me sembla percevoir derrière moi, le glissement léger d’une porte ouverte avec précaution.

Je voulus me retourner d’instinct, sans réflexion, obéissant à cette attraction machinale qui mène les regards vers un son inattendu.