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LES SOUTIENS DE LA SOCIÉTÉ

drais que vous vissiez un vieil ouvrier que l’on vient de chasser, rentrer, le soir, dans sa maison et poser ses outils derrière la porte…

BERNICK. — Et croyez-vous que je vous congédie de gaieté de cœur ? N’ai-je pas toujours été un maître humain et bon ?

AUNE. — Tant pis ! Monsieur le consul, car ainsi c’est à moi que les miens jetteront la pierre au lieu de vous la jeter. Ils ne me feront pas de reproches, ils n’en auront pas le courage ; mais de temps en temps je sentirai qu’ils me regardent d’un air interrogateur et qu’ils se disent : « En somme, il doit bien l’avoir mérité. » Eh bien, voyez-vous, cela je ne pourrai pas le supporter. Si humble que je sois, j’ai toujours été considéré comme le chef de la famille ; et cette petite société là je n’ai pu la soutenir et la diriger que parce que ma femme et mes enfants avaient confiance en moi. Mais cela comme le reste, je vais le perdre.

BERNICK. — Peut-il en être autrement ? Les faibles sont écrasés par les forts. Dieu même permet que l’on sacrifie l’individu au bien commun. Je ne puis vous donner une autre réponse. C’est ainsi que va le monde. Mais vous, Aune, vous êtes un entêté. Vous me contredisez, non parce qu’il vous est impossible de faire autrement, mais parce que vous ne voulez pas que l’on constate la supériorité des nouvelles machines.

AUNE. — Et vous, monsieur le consul, vous tenez à ce qu’elle soit constatée afin que la presse, à l’occasion de mon renvoi, signale votre bon vouloir.

BERNICK. — Quand cela serait ? Vous savez bien de quoi il s’agit. Je ne veux pas que la presse m’attaque ;