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THÉATRE

MADAME BERNICK. — Ce doit être une grâce particulière de Dieu d’envisager toutes choses sous un jour aussi beau.

RORLUND. — Parfois cette grâce est innée en effet : mais aussi on peut l’acquérir. Il suffit de regarder la vie à la lumière du devoir. Qu’en dites-vous, mademoiselle Bernick ? Ne vous trouvez-vous pas plus heureuse depuis que vous vous consacrez entièrement aux soins de votre école ?

MADEMOISELLE MARTHA. — Je ne sais trop ce que je dois vous répondre. Je me prends quelquefois, en me rendant aux classes, à rêver d’être très loin d’ici, sur une mer orageuse.

RORLUND. — Ce sont là, voyez-vous, ma chère demoiselle, les tentations coupables, les hôtes turbulents qu’il faut chasser. La mer orageuse dont vous parlez au figuré, c’est cette grande société pleine d’abîmes, dans laquelle tant d’autres ont fait naufrage. Réellement, tenez-vous beaucoup à vivre cette vie dont vous entendez au loin le sourd murmure ? Mais jetez seulement un regard dans la rue. Elle est pleine d’hommes qui courent par une chaleur ardente, accablés sous le poids de leurs mesquins soucis ! Ne sommes-nous pas plus heureux, assis confortablement autour de cette table, dans ce salon plein de fraîcheur et le dos tourné à l’orage ?

MADEMOISELLE MARTHA. — Oui, oui, vous avez bien raison.

RORLUND. — Dans cette maison, si bonne, si hospitalière, où la vie de famille nous apparaît dans sa plus haute incarnation, où règnent la concorde et la paix ? (à Madame Bernich). Que regardez-vous donc, chère madame ?