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LA CEINTURE FLÉCHÉE

degrés sous zéro. Nous sommes au pôle-nord. »

Jérôme commençait à croire qu’il avait eu une mauvaise idée de faire un détour de 12 milles pour voir ce vieillard mystérieux dont toute la région parlait depuis quelques jours.

Mais la curiosité l’avait emporté.

Qui était cet étrange vieillard venu s’établir seul dans les bois, à cette saison de l’année ?

On ne parlait que de l’arrivée du vieillard à Sainte-Blandine, à Saint-Anaclet et jusque dans le rang éloigné des Lepage, près du Lac Lunettes.

Il était descendu du train, à Rimouski, le lundi précédent. Personne ne le connaissait dans la ville. Élégamment vêtu pour son âge, il portait une longue barbe blanche. Sa figure était bonne et honnête. Cependant un nuage constant de tristesse l’obscurcissait.

Il ne s’attarda pas à Rimouski et partit le même soir en traîneau vers les hauts du comté. Le cheval et la voiture qui l’emportaient, il les avait achetés dès son arrivée. Le traîneau était chargé de provisions et de valises.

Le vieillard dépassa Sainte-Blandine et se rendit jusque dans le rang des Lepage. Là, il acheta 500 âcres de forêt et se fit construire une maisonnette en bois rond. Il semblait pressé d’en finir ; car il ne ménagea pas les pourboires pour pousser les ouvriers dans leur travail.

À toutes les questions qu’on lui posait, le vieillard se contentait de répondre :

— Si quelqu’un vous demande qui je suis, dites-lui que vous n’en savez rien.

Les cultivateurs étaient mystifiés. Mais ce qui porta leur surprise à son comble, c’est que les Lepage qui avaient bâti la maisonnette se refusèrent complètement à dévoiler l’endroit où le vieillard s’était retiré. Ils avaient sans doute été bien payés pour garder le silence.

Les rumeurs les plus contradictoires se répandaient dans la région.

Les âmes les moins charitables se plaisaient à dire que le vieux était un repris de justice. On le soupçonnait même d’avoir assassiné Blanche Garneau. Le bruit de cette cause célèbre n’était pas encore éteint dans la province. Des mères le prenaient pour un ravisseur d’enfants. Elles pressaient, apeurées, leurs petits dans leurs bras et fermaient prudemment leurs portes à clef le soir.

Mais la plupart croyaient plutôt que le vieillard était un être inoffensif, un richard, un millionnaire au cerveau craqué.

Jérôme Fiola voulait le voir. Un de ses vieux amis, le guide Martouche, lui avait dit le matin de ce jour-là :

— Jérôme, j’ai rencontré un vieux dans le bois, hier.

Jérôme se fit désigner le lieu de la rencontre.

C’était vers ce lieu qu’il se dirigeait.

« Allons ! plus vite, Cerf-Volant ! Ne frétille pas que de la queue, frétille aussi des jambes, Pommette ! »

Il faisait nuit. Heureusement le ciel ne s’était pas couvert. Il y avait des étoiles et même de la lune.

« Ah ! s’écria Jérôme, jetant un coup d’œil sur les champs et les montagnes idéalisés par la clarté lunaire, je suis peut-être un vieux bougre ; mais chaque hiver, quand je revois pour la première fois cette blancheur de ma forêt, ça me fait quelque chose de bon au cœur. Ah ! c’est tout de même beau, ça ! Il n’est pas fou, le bon Dieu qui a créé ça ! »

Le coureur des bois ne s’ennuyait jamais seul. Il avait l’habitude de dire :

« C’est avec la forêt que je jase le mieux. Les arbres me connaissent. Ils m’aiment. Je ne les coupe pas, moi ! Quand je leur parle, leurs feuilles bruissent et me répondent. »

Les chasseurs dont il était le guide lui demandaient souvent :

— Vous devez trouver les jours longs à courir les bois, seul.

— Oh ! non, répondait-il invariablement, je ne m’ennuie pas, ne craignez rien. La forêt n’est point une seconde silencieuse. À chaque instant, j’entends un bruit que je comprends. C’est le hibou, c’est la perdrix, c’est l’écureuil, le martin-pêcheur, le pique-bois, c’est le chevreuil ; parfois, et alors j’arrête, c’est l’orignal ; cinq ou six fois, ce fut l’ours. Vous autres, vous ne savez pas quel plaisir c’est pour moi de marcher dans la forêt et d’épier tous ces bruits.

Jérôme regarda l’heure à la clarté de la lune.

« Déjà sept heures, fit-il. Heureusement, je suis près de l’endroit que m’a désigné Martouche ; car j’arriverais en re-