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mière bataille, puis soigné dans une ambulance du front, et assez tôt évacué sur Versailles pour sa convalescence. Là, il avait conquis l’affection de l’infirmière-major, Madame Henriette de Verneuil, femme d’un grand esprit et d’une intelligente bonté. Jean s’attacha à cette femme charmante qui avait un fils de son âge, au front, et qui trouvait le courage de passer ses jours et ses nuits à soigner les blessés. Du reste, elles sont toutes ainsi les Françaises, et comme nous comprenons que les fils soient des héros quand nous regardons agir leurs mères ! Madame de Verneuil vint elle-même m’apprendre la présence de Jean à son ambulance, et m’offrit, pour que je puisse le voir tous les jours, d’occuper sa chambre, en ville, alors qu’elle couchait à l’ambulance. « Je sais que vous êtes tous deux, loin des vôtres, m’avait écrit Madame de Verneuil, votre présence journalière aidera mon jeune malade à guérir. » Il n’y a vraiment que les Françaises pour penser à de telles délicatesses et les exercer envers des inconnus. Des inconnus ! protestait Madame de Verneuil, pouvez-vous être des inconnus quand vous nous offrez votre sang, vous jeune guerrier, et quand vous nous donnez tout votre dévouement, vous, infirmière volontaire ! La noble femme ! Et elles sont légion, ici, celles qui lui ressemblent. Lorsque Jean fut guéri, je retournai à Paris où il vint bientôt me rejoindre pour quelques jours. Ces jours, Claire, sont toute ma vie. Nous nous aimions si parfaitement, et nous ne voulions ni l’un ni l’autre penser à l’heure qui nous séparerait. Cette heure vint trop vite. Jean devait partir par un convoi de soldats à minuit et se diriger vers la ligne de feu, où combattait la Légion Étrangère. Il avait pris à son métier un goût très vif, et il adorait ses frères d’armes, dont il ne cessait d’exalter le courage, Je vous assure, Claire, que le sien ne leur cédait en rien… Nous étions tristes atrocement, et dans la tristesse, Claire, l’on s’aime plus tendrement. Nous étions seuls dans ma petite chambre de la rue Bonaparte, et, tout près l’un de l’autre, nous échangions des promesses et des baisers. Je mis ma tête sur son épaule, il me serra dans ses bras, nos lèvres se joignirent… puis… Nous nous aimions trop, Claire, pour ne pas nous aimer tout-à-fait… Je ne puis croire que ce fut une faute, car cette faute-là devient toute ma raison de vivre, maintenant que Jean m’a quittée à jamais. Il est mort, Claire, comment voulez-vous que je puisse regretter de l’avoir rendu heureux ? En me serrant tout près de lui, dans son dernier adieu, il répétait : « Dans trois mois, je reviendrai, et alors, tu seras mienne devant la loi comme devant Dieu ». J’eus, en le quittant, la nette impression que je ne le reverrais plus jamais, et je souffris à un point intraduisible ! Ses lettres étaient des poèmes d’amour, Claire, et jamais cœur ne fut plus fervent ni plus tendre. En attendant son retour, il me disait les démarches à faire pour préparer notre mariage, les papiers à réunir, les gens à voir. Il pensait à tout, et combien chères m’étaient ses plus simples pensées… Pas une fois, il ne me parla de la mort. Il ne pensait qu’à la vie, la vie qui allait être la nôtre.. Puis est venue la nouvelle effroyable. Je ne suis pas morte, parce que je devais vivre… Vivre, Claire, pour que Jean ne meure pas tout-à-fait… vous me comprenez ? Il est parti sans rien savoir, je ne voulais ni l’inquiéter, ni l’attrister, alors qu’il avait tant besoin de garder son moral. Et je suis effroyablement seule dans ce grand Paris qui est devenu le centre de toutes les douleurs. La mienne passera inaperçue. Je me suis créé des amitiés qui m’aideront. J’ai pour voisine une jeune femme qui porte le deuil de celui qu’elle aimait. Je ne lui ai rien dit, mais rien qu’à la façon dont elle s’empresse auprès de moi, je comprends