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n’allait pas jusqu’à imaginer des fleurs couchées sur un cercueil. Elle ne voulait pas, de crainte de la joie qu’elle ferait jaillir en elle, songer à cette mort qui légitimait son rêve mais elle se sentait délivrée du poids d’un amour défendu.

Le soir du 31 juillet, sous la large vérandah, Anne jouissait de la beauté du soir en attendant Jean parti chercher le courrier du soir. Elle aimait ces moments de solitude que Madame Deschâtelets avait choisi pour ses prières, et où elle était absolument seule. Elle rêvassait simplement, délivrée du souci de s’observer, heureuse de cette détente qui l’isolait en face d’elle-même. Tous ces jours de vacance, elle avait refusé les journaux :

« Non, non, j’aurai toute l’année pour les lire ; ici, je me repose, je suis la journaliste en vacances ». Et la nouvelle, que l’on avait commentée devant elle, de l’assassinat de l’héritier d’Autriche et de sa femme, ne l’avait pas alarmée comme un crime qui devait ébranler le monde. Il semblait que rien de ce qui n’était pas la tragédie de son âme, ne pouvait l’occuper… Elle perçut le pas de Jean qui faisait gémir le gravier de l’allée, et l’écouta venir à elle. Il froissait nerveusement son journal, et semblait ne pouvoir parler. Elle eut l’intuition que quelque chose de grave se passait, qui les dominait de très haut.

— Anne, c’est la guerre, la France mobilise. Dans trois jours ses armées seront aux frontières allemandes… On croit que l’attaque se fera du côté de la Belgique. L’Allemagne attendait son heure, et elle s’est formidablement armée…

— La guerre, répéta Anne, la guerre !

Jean s’était assis à ses pieds, et son visage, éclairé par un reflet de lune, apparaissait transfiguré :

— Pourvu que l’Angleterre marche… Est-ce que l’on sait jamais avec elle ?

— L’Angleterre ne marchera que si elle sent ses intérêts menacés…

— La France sera-t-elle encore seule comme en 70, et aura-t-elle l’éternelle crainte d’être frappée dans le dos ? Ô Anne, se sont des instants pareils qui nous révèlent ce que nous ignorons de notre âme : son invincible attachement à la France belle et fière entre toutes les patries, et dont le sourire éclaire le monde. Songez un peu, petite fille, à ce que représente son soleil ; imaginez qu’il s’éteigne un moment. Que deviendrait l’humanité plongée soudain dans les ténèbres ? Mais pour qu’elle ne meure pas, cette fois-ci, sous l’étreinte abominable qui va la terrasser, il faut des forces surhumaines qu’elle seule ne pourra trouver. On la proclame affaissée, minée, à bout… Vous n’y croyez pas à cette débâcle, moi non plus, parce que nous avons la foi absolue en son immortalité. Et puis si elle devait disparaître, croyez-vous que la vie vaudrait ensuite d’être vécue, alors que serait morte la Beauté, que serait morte la Joie !

Jamais Jean ne lui avait ainsi parlé, et Anne émue de savoir sa pensée tout contre la sienne, descendit sa petite main sur ses cheveux…

Il arrêta un moment pour savourer cette caresse qui le récompensait, puis il poursuivit :

— Anne, ne croyez-vous pas que tous ceux qui l’aiment devront se lever et courir à son secours. Et nous, qui lui devons tant, resterons-nous insensibles et muets devant la leçon d’héroïsme dont elle va, une fois encore, magnifier la vie ?

— Que pourrons-nous pour elle, Jean, de si loin ?

— Si loin que nous soyions, nous pouvons nous rapprocher, et mettre notre cœur à côté du sien, pour qu’elle le sente battre très-fort… Nous pouvons aller là-bas, nous battre… mourir pour elle…

— Jean !

— Oui, mourir pour elle, ne serait-ce pas un peu lui payer notre dette…

— Jean !