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cœur, sans se douter qu’elle allait donner à ce correspondant le meilleur d’elle-même. Elle se sentait si bien gardée par la présence de la femme qui se mourait là-bas qu’elle n’eût pas un instant l’appréhension du sentiment qui l’envahissait et qui expliquait pourquoi les yeux de Paul Rambert, par une merveilleuse devination, certain soir, l’avaient si étrangement troublée. Quelques lettres suffirent pour opérer le miracle d’amour. Et Anne, donnait à l’un spontanément tout ce qu’elle enlevait à l’autre, jour par jour, de son âme.

Elle éprouvait le besoin de parler de Paul Rambert, elle citait ses mots, exaltait son talent, prédisait ses succès politiques, lui prêtait enfin un rôle brillant, et cela sans se douter de quel mal elle était possédée. Henri Daunois le devina tout de suite, et en fut atterré, sans toutefois se croire le droit d’exprimer une crainte, encore moins une réprobation qui aurait troublé sa limpide petite amie. « Le cœur marche où il veut, » se disait-il, « et dans le cas d’Anne, elle ne choisit pas, elle subit l’attrait invincible. » Il avait le courage de vouloir une seule chose ; qu’elle ne souffrît pas. Il ne savait comment se dénouerait la situation, mais il espérait que la vie s’arrangerait pour ne pas briser cet être de grâce et de fragilité en qui il avait mis une telle foi. Il la savait incapable du mal, et il souhaitait que le bonheur vînt à elle, sans que ses petites ailes blanches aient frémi. Alors il accepta le sacrifice de la perdre pour qu’elle fût heureuse, et ce sacrifice était si lourd que maintenant les cheveux de Daunois grisonnaient prématurément ses tempes. Il offrit l’exemple de sa foi vive à la petite amie qui l’écoutait pour que le moment venu, elle trouvât dans sa piété la lumière dont elle aurait besoin. Pas un mot ne fut échangé, entre ces deux êtres qui se parlaient tous les jours, qui ne pût faire autre chose que du bien, et l’harmonie de leur entente restait attendrissante de perfection.


Un incident les attacha encore plus profondément l’un à l’autre. C’était la veille du départ d’Anne pour Clair-Ruisseau. Dans la grande salle du journal, elle s’attardait à causer avec Henri Daunois, quand le chef de la rédaction, l’apercevant, manifesta une grande satisfaction :

— Figurez-vous que je vous croyais partie déjà, et j’avais tellement besoin de vous…

Au regard interrogateur de la jeune fille, il expliqua :

— Nous venons justement d’apprendre que Madame Rambert — vous savez Madame Paul Rambert — vient d’être ramenée en vitesse de la campagne, et transportée à l’Hôtel-Dieu où l’on attend sa mort. Question de jours… Alors j’ai pensé à vous pour l’article, car il nous faut quelque chose de soigné… Le patron y tient… Paul Rambert est un futur ministre… Dame, il faut surveiller la publicité qui le concerne…

Anne était devenue plus blanche que la mousseline qui l’enveloppait :

— Mais je pars demain, Monsieur Bouliane, et je ne serai pas là…

— C’est justement pourquoi je suis si content de vous trouver, répondit le journaliste, sans sourciller, car, avant le départ, vous allez bâcler l’article…

— Vous n’y pensez pas, se défendit Anne, je ne puis écrire la nécrologie d’une femme qui n’est pas encore morte… et parler d’elle au passé… Je me ferais l’effet de l’aider à mourir…

— Ô sensibilité féminine ! déclara le chef, mais vous savez bien que cela se fait couramment.