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remarqué son adieu, toute à la pensée qui la tourmentait comme une tempête.

Anne grimpa rapidement le large escalier qui l’amenait à son cabinet de travail. Elle y retrouva des affections et des éloges. Elle tendit ses petites mains que l’on serrait à l’envi… Elle se sentait aimée fraternellement, et cela lui était bon… Elle s’habituait à cette vie de combat et de travail qui lui offrait des émotions sans cesse renouvelées. On lui parla de l’article… Elle verrait… On ne se gênerait pas, quoiqu’elle fut de la famille, pour dire ce que l’on pensait, et puis c’était Chose du Salut et Machin du Bon Combat qui feraient le compte-rendu, et elle pouvait être tranquille.

— D’ailleurs, termina le jeune Duvert, le plus jeune de la rédaction d’ailleurs tout le monde marchera à l’œil, et il ferait beau voir que l’on osât vous critiquer… Pour sûr que l’on verrait alors que les rédacteurs du « Bon Droit » sont des Canayens tout pur… Pour sûr… Et Anne, avec tous ses camarades, sourit à cet enthousiasme juvénile et réconfortant.

La besogne quotidienne l’attendait. Elle enfila prestement les manchettes qui gardaient sa blouse blanche et se mit à écrire, toute à sa tâche, oubliant ce qu’elle avait fait, ce que l’on lui avait dit, ce qu’elle avait pensé, prise entièrement par le travail qui accaparait le meilleur de son âme et de son intelligence.

Un moment, cependant, elle s’arrêta, et sa pensée vagabonda… Que dirait Jean, là-bas ?… Et puis cette idée qu’elle avait eue de s’émouvoir de certains yeux. Ne serait-elle par hasard qu’une petite fille romanesque, en quête d’émotions

On heurta à sa porte, Elle cria : « Entrez », et vit venir l’une des femmes qu’elle aimait le mieux, et dont elle appréciait vivement les éminentes qualités. Elle s’empressa pour l’accueillir :

— Que vous m’avez fait plaisir hier soir, et comme il me tardait de vous le dire, et de vous en remercier… Vous nous faites honneur, savez-vous bien, et le jour où vous partagerez toutes nos idées, où vous serez définitivement conquise aux intérêts féminins, et à ceux là seulement, ce jour-là, ma petite, quels services vous rendrez à la cause des femmes…

Anne sourit à cet enthousiasme qu’elle connaissait bien, qu’elle ne partageait pas, mais qu’elle respectait tout de même quand elle le voyait servi par une intelligence comme celle de Claire Benjamin. Elle savait tout ce que contenait de pensée ardente ce cœur de femme, et elle admirait cette vie toute droite que le devoir avait rempli, et qui ne possédait qu’un rêve : celui d’adoucir la vie féminine et lui donner toute la splendeur qu’elle peut convoiter. Claire savait bien qu’Anne était encore loin de son idéal. Elle admirait sans réserve ce jeune talent poétique et charmant, mais elle sentait que c’était plutôt celui d’une artiste que d’une revendicatrice et elle s’attristait un peu de voir tant de bienfait perdu pour la cause qui la passionnait, elle, et rivait toutes ses énergies vers le seul but qui lui semblât digne d’occuper sa vie. Anne n’écoutait que d’une oreille distraite les théories de Claire : elle n’en subissait ni la logique, ni n’en acceptait la nécessité.

Elle trouvait raisonnable que le monde continuât ainsi et ne rêvait nullement d’y rien changer. Et c’était bien ainsi qu’elle plaisait, si ardemment féminine. Cependant, elle n’osait jamais railler Claire et ses idées dont l’exagération chez toute autre l’aurait outrée. C’est qu’elle savait que cette féministe était une convaincue, et que sa conviction était née de faits navrants. Alors que tout souriait à Anne et qu’elle n’avait qu’à se laisser vivre dans la douceur de son rôle bien compris, l’autre devait journellement