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LE TIMONIER IVRE ET LE CAPITAINE SOBRE

avoir son regard, rien n’est plus difficile, rien n’est plus douloureux. L’odieux de l’hypocrisie commence obscurément dans l’hypocrite. Boire perpétuellement son imposture est une nausée. La douceur que la ruse donne à la scélératesse répugne au scélérat, continuellement forcé d’avoir ce mélange dans la bouche, et il y a des instants de haut-le-cœur où l’hypocrite est sur le point de vomir sa pensée. Ravaler cette salive est horrible. Ajoutez à cela le profond orgueil. Il existe des minutes bizarres où l’hypocrite s’estime. Il y a un moi démesuré dans le fourbe. Le ver a le même glissement que le dragon, et le même redressement. Le traître n’est autre chose qu’un despote gêné qui ne peut faire sa volonté qu’en se résignant au deuxième rôle. C’est de la petitesse capable d’énormité. L’hypocrite est un titan, nain.

Clubin se figurait de bonne foi qu’il avait été opprimé. De quel droit n’était-il pas né riche ? Il n’aurait pas mieux demandé que d’avoir de ses père et mère cent mille livres de rente. Pourquoi ne les avait-il pas ? Ce n’était pas sa faute, à lui. Pourquoi, en ne lui donnant pas toutes les jouissances de la vie, le forçait-on à travailler, c’est-à-dire à tromper, à trahir, à détruire ? Pourquoi, de cette façon, l’avait-on condamné à cette torture de flatter, de ramper, de complaire, de se faire aimer et respecter, et d’avoir jour et nuit sur la face un autre visage que le sien ? Dissimuler est une violence subie. On hait devant qui l’on ment. Enfin l’heure avait sonné. Clubin se vengeait.

De qui ? De tous, et de tout.

Lethierry ne lui avait fait que du bien ; grief de plus ; il se vengeait de Lethierry.