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LES TRAVAILLEURS DE LA MER

les Hanois, à un mille de la terre ; il avait soixante-quinze mille francs. Jamais plus savant naufrage n’avait été accompli. Rien n’avait manqué ; il est vrai que tout était prévu. Clubin, dès sa jeunesse, avait eu une idée : mettre l’honnêteté comme enjeu dans la roulette de la vie, passer pour homme probe et partir de là, attendre sa belle, laisser la martingale s’enfler, trouver le joint, deviner le moment ; ne pas tâtonner, saisir ; faire un coup et n’en faire qu’un, finir par une rafle, laisser derrière lui les imbéciles. Il entendait réussir en une fois ce que les escrocs bêtes manquent vingt fois de suite, et, tandis qu’ils aboutissent à la potence, aboutir, lui, à la fortune. Rantaine rencontré avait été son trait de lumière. Il avait immédiatement construit son plan. Faire rendre gorge à Rantaine ; quant à ses révélations possibles, les frapper de nullité en disparaissant ; passer pour mort, la meilleure des disparitions ; pour cela perdre la Durande. Ce naufrage était nécessaire. Par-dessus le marché, s’en aller en laissant une bonne renommée, ce qui faisait de toute son existence un chef-d’œuvre. Qui eût vu Clubin dans ce naufrage eût cru voir un démon, heureux.

Il avait vécu toute sa vie pour cette minute-là.

Toute sa personne exprima ce mot : Enfin ! Une sérénité épouvantable blêmit sur ce front obscur. Son œil terne et au fond duquel on croyait voir une cloison devint profond et terrible. L’embrasement intérieur de cette âme s’y réverbéra.

Le for intérieur a, comme la nature externe, sa tension électrique. Une idée est un météore ; à l’instant du succès, les méditations amoncelées qui l’ont préparé s’entr’ouvrent, et il en jaillit une étincelle ; avoir en soi la serre du mal et