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LES TRAVAILLEURS DE LA MER

Il s’était écoulé dix ans depuis le vol Rantaine.

Cette prospérité de la Durande avait un côté faible, c’est qu’elle n’inspirait point confiance ; on la croyait un hasard. La situation de mess Lethierry n’était acceptée que comme exception. Il passait pour avoir fait une folie heureuse. Quelqu’un qui l’avait imité à Cowes, dans l’île de Wight, n’avait pas réussi. L’essai avait ruiné ses actionnaires. Lethierry disait : C’est que la machine était mal construite. Mais on hochait la tête. Les nouveautés ont cela contre elles que tout le monde leur en veut ; le moindre faux pas les compromet. Un des oracles commerciaux de l’archipel normand, le banquier Jauge, de Paris, consulté sur une spéculation de bateaux à vapeur, avait, dit-on, répondu en tournant le dos : C’est une conversion que vous me proposez là. Conversion de l’argent en fumée. En revanche, les bateaux à voiles trouvaient des commandites tant qu’ils en voulaient. Les capitaux s’obstinaient pour la toile contre la chaudière. À Guernesey, la Durande était un fait, mais la vapeur n’était pas un principe. Tel est l’acharnement de la négation en présence du progrès. On disait de Lethierry : C’est bon, mais il ne recommencerait pas. Loin d’encourager, son exemple faisait peur. Personne n’eût osé risquer une deuxième Durande.