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BUG-JARGAL.

en riront. » Il me présenta le papier. « Écoute, veux-tu sauver ta vie ? ma bonté le demande encore une fois à ton obstination. Aide-moi à refaire cette lettre : je te dicterai mes idées ; tu écriras cela en style blanc. »

Je fis un signe de tête négatif. Il parut impatienté.

« Est-ce non ? me dit-il.

— Non, » répondis-je.

Il insista.

« Réfléchis bien. »

Et son regard semblait appeler le mien sur l’attirail de bourreau avec lequel il jouait.

« C’est parce que j’ai réfléchi, repris-je, que je refuse. Tu me parais craindre pour toi et les tiens ; tu comptes sur ta lettre à l’assemblée pour retarder la marche et la vengeance des blancs. Je ne veux pas d’une vie qui servirait peut-être à sauver la tienne. Fais commencer mon supplice.

— Ah ! ah ! muchacho ! répliqua Biassou en poussant du pied les instruments de torture, il me semble que tu te familiarises avec cela. J’en suis fâché, mais je n’ai pas le temps de t’en faire faire l’essai. Cette position est dangereuse : il faut que j’en sorte au plus vite. Ah ! tu refuses de me servir de secrétaire ! aussi bien, tu as raison, car je ne t’en aurais pas moins fait mourir après. On ne saurait vivre avec un secret de Biassou : et puis, mon cher, j’avais promis ta mort à monsieur le chapelain. »

Il se tourna vers l’obi, qui venait d’entrer.

« Bon per, votre escouade est-elle prête ? »

Celui-ci fit un signe affirmatif.

« Avez-vous pris pour la composer des noirs du Morne-Rouge ? Ce sont les seuls de l’armée qui ne soient point encore forcés de s’occuper des apprêts du départ. »

L’obi répond oui par un second signe.

Biassou alors me montra du doigt le grand drapeau noir que j’avais déjà remarqué, et qui figurait dans un coin de la grotte.

« Voici qui doit avertir les tiens du moment où ils pourront donner ton épaulette à ton lieutenant. Tu sens que dans cette instant-là je dois déjà être en marche. À propos, tu viens de te promener, comment as-tu trouvé les environs ?

— J’y ai remarqué, répondis-je froidement, assez d’arbres pour y pendre toi et toute ta bande.

— Eh bien ! répliqua-t-il avec un ricanement forcé, il est un endroit que tu n’as sans doute pas vu, et avec lequel le bon per te fera faire connaissance. Adieu, jeune capitaine, bonsoir à Léogri. »

Il me salua avec ce rire qui me rappelait le bruit du serpent à sonnettes, fit un geste, me tourna le dos, et les nègres m’entraînèrent. L’obi voilé nous accompagnait, son chapelet à la main.

LI

Je marchais au milieu d’eux sans faire de résistance ; il est vrai qu’elle eût été inutile. Nous montâmes sur la croupe d’un mont situé à l’ouest de la savane, où nous nous reposâmes un instant ; là je jetai un dernier regard sur ce soleil couchant qui ne devait plus se lever pour moi. Mes guides se levèrent, je les suivis. Nous descendîmes dans une petite vallée qui m’eût enchanté dans tout autre instant. Un torrent la traversait dans sa largeur et communiquait au sol une humidité féconde ; ce torrent se jetait à l’extrémité du vallon dans un de ces lacs bleus dont abonde l’intérieur des mornes à Saint-Domingue. Que de fois, dans des temps plus heureux, je m’étais assis pour rêver sur le bord de ces beaux lacs, à l’heure du crépuscule, quand leur azur se change en une nappe d’argent où le reflet des premières étoiles du soir sème des paillettes d’or ! Cette heure allait bientôt venir, mais il fallait passer ! Que cette vallée me sembla belle ! on y voyait des platanes à fleurs d’érable d’une force et d’une hauteur prodigieuses ; des bouquets touffus de mauritias, sorte de palmiers qui exclut toute autre végétation sous son ombrage, des dattiers, des magnolias avec leurs larges calices, de grands catalpas montrant leurs feuilles polies et découpées parmi les grappes d’or des faux-ébéniers. L’odier du Canada y mêlait ses fleurs d’un jaune pâle aux auréoles bleues dont se charge cette espèce de chèvrefeuille sauvage que les nègres nomment coali. Des rideaux verdoyants de lianes dérobaient à la vue les flancs bruns des rochers voisins. Il s’élevait de tous les points de ce sol vierge un parfum primitif comme celui que devait respirer le premier homme sur les premières roses de l’Éden. — Nous marchions cependant le long d’un sentier tracé sur le bord du torrent. Je fus surpris de voir ce sentier aboutir brusquement au pied d’un roc à pic, au bas duquel je remarquai une ouverture en forme d’arche, d’où s’échappait le torrent. Un bruit sourd, un vent impétueux sortait de cette arche naturelle. Les nègres prirent à gauche un chemin tortueux et inégal, qui semblait avoir été creusé par les eaux d’un torrent desséché depuis longtemps. Une voûte se présenta, à demi bouchée par les ronces, les