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BUG-JARGAL.

ils veulent opposer trophée à trophée, et que la tête de ce jeune officier serve de contre-poids à la tête de Bouckmann dans la balance où le bon Giu pèse les deux partis,

— Comment avez-vous pu, dit Pierrot, adhérer à ces horribles représailles ? Écoutez-moi, Jean Biassou : ce sont ces cruautés qui perdront notre juste cause. Prisonnier au camp des blancs, d’où j’ai réussi à m’échapper, j’ignorais la mort de Bouckmann, que vous m’apprenez. C’est un juste châtiment du ciel pour ses crimes. Je vais vous apprendre une autre nouvelle : Jeannot, ce même chef des noirs qui avait servi de guide aux blancs pour les attirer dans l’embuscade de Dompte-Mulâtre, Jeannot vient aussi de mourir. Vous savez, ne m’interrompez pas, Biassou, qu’il rivalisait d’atrocité avec Bouckmann et vous ; or, faites attention à ceci, ce n’est point la foudre du ciel, ce ne sont point les blancs qui l’ont frappé : c’est Jean-François lui-même qui a fait cet acte de justice. »

Biassou, qui écoutait avec un sombre respect, fit une exclamation de surprise. En ce moment Rigaud entra, salua profondément Pierrot, et parla bas à l’oreille du généralissime. On entendait au dehors une grande agitation dans le camp. Pierrot continuait :

«… Oui, Jean-François, qui n’a d’autre défaut qu’un luxe funeste et l’étalage ridicule de cette voiture à six chevaux qui le mène chaque jour de son camp à la messe du curé de la Grande-Rivière, Jean-François a puni les fureurs de Jeannot. Malgré les lâches prières du brigand, quoiqu’à son dernier moment il se soit cramponné au curé de la Marmelade, chargé de l’exhorter, avec tant de terreur qu’on a dû l’arracher de force, le monstre a été fusillé hier, au pied même de l’arbre armé de crochets de fer auxquels il suspendait ses victimes vivantes. Biassou, méditez cet exemple ! Pourquoi ces massacres qui contraignent les blancs à la férocité ? Pourquoi encore user de jongleries afin d’exciter la fureur de nos malheureux camarades, déjà trop exaspérés ? Il y a au Trou-Coffi un charlatan mulâtre, nommé Romaine la Prophétesse, qui fanatise une bande de noirs : il profane la sainte messe ; il leur persuade qu’il est en rapport avec la Vierge, dont il écoute les prétendus oracles en mettant sa tête dans le tabernacle ; et il pousse ses camarades au meurtre et au pillage, au nom de Marie !… »

Il y avait peut-être une expression plus tendre encore que la vénération religieuse dans la manière dont Pierrot prononça ce nom. Je ne sais comment cela se fît, mais je m’en sentis offensé et irrité.

«…Eh bien ! poursuivit l’esclave, vous avez dans votre camp je ne sais quel obi, je ne sais quel jongleur comme ce Romaine la Prophétesse ! Je n’ignore point qu’ayant à conduire une armée composée d’hommes de tous pays, de toutes familles, de toutes couleurs, un lien commun vous est nécessaire ; mais ne pouvez-vous le trouver autre part que dans un fanatisme féroce et des superstitions ridicules ? Croyez-moi, Biassou, les blancs sont moins cruels que nous. J’ai vu beaucoup de planteurs défendre les jours de leurs esclaves : je n’ignore pas que, pour plusieurs d’entre eux, ce n’était pas sauver la vie d’un homme, mais une somme d’argent ; du moins leur intérêt leur donnait une vertu. Ne soyons pas moins cléments qu’eux : c’est aussi notre intérêt. Notre cause sera-t-elle plus sainte et plus juste quand nous aurons exterminé des femmes, égorgé des enfants, torturé des vieillards, brûlé des colons dans leurs maisons ? Ce sont là pourtant nos exploits de chaque jour. Faut-il, répondez, Biassou, que le seul vestige de notre passage soit toujours une trace de sang ou une trace de feu ? »

Il se tut. L’éclat de son regard, l’accent de sa voix donnaient à ses paroles une force de conviction et d’autorité impossible à reproduire. Comme un renard pris par un lion, l’œil obliquement baissé de Biassou semblait chercher par quelle ruse il pourrait échapper à tant de puissance. Pendant qu’il méditait, le chef de la bande des Cayes, ce même Rigaud qui la veille avait vu d’un front tranquille tant d’horreurs se commettre devant lui, paraissait s’indigner des attentats dont Pierrot avait tracé le tableau et s’écriait avec une hypocrite consternation :

« Eh ! mon bon Dieu, qu’est-ce que c’est qu’un peuple en fureur ! »

XLIII

Cependant la rumeur extérieure s’accroissait et paraissait inquiéter Biassou. J’ai appris plus tard que cette rumeur provenait des nègres du Morne-Rouge, qui parcouraient le camp en annonçant le retour de mon libérateur, et exprimaient l’intention de le seconder, quel que fût le motif pour lequel il s’était rendu prés de Biassou. Rigaud venait d’informer le généralissime de cette circonstance ; et c’est la crainte d’une scission funeste qui détermina le chef rusé à l’espèce de concession qu’il fit aux désirs de Pierrot.

« Alteza, dit-il avec un air de dépit, si nous