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BUG-JARGAL.

ple de leur chef imbécile, de leur idole Bug-Jargal, jeune fou qui voulait faire le généreux et le magnanime. Vous ne le connaissez pas, Rigaud ? vous ne le connaîtrez jamais, je l’espère. Les blancs l’ont fait prisonnier, et ils me délivreront de lui comme ils m’ont délivré de Bouckmann.

— À propos de Bouckmann, répondit Rigaud, voici les noirs marrons de Macaya qui passent et je vois dans leurs rangs le nègre que Jean-François vous a envoyé pour vous annoncer la mort de Bouckmann. Savez-vous bien que cet homme pourrait détruire tout l’effet des prophéties de l’obi sur la fin de ce chef, s’il disait qu’on l’a arrêté pendant une demi-heure aux avant-postes, et qu’il m’avait confié sa nouvelle avant l’instant où vous l’avez fait appeler ?

Diabolo ! dit Biassou, vous avez raison, mon cher ; il faut fermer la bouche à cet homme-là. Attendez ! »

Alors, élevant la voix :

« Macaya ? » cria-t-il.

Ce chef des nègres marrons s’approcha, et présenta son tromblon au col évasé en signe de respect.

« Faites sortir de vos rangs, reprit Biassou, ce noir que j’y vois là-bas, et qui ne doit pas en faire partie. »

C’était le messager de Jean-François. Macaya l’amena au généralissime, dont le visage prit subitement cette expression de colère qu’il savait si bien simuler.

« Qui es-tu ? demanda-t-il au nègre interdit.

— Notre général, je suis un noir.

Caramba ! je le vois bien ! Mais comment t’appelles-tu ?

— Mon nom de guerre est Vavelan ; mon patron chez les bienheureux est saint Sabas, diacre et martyr, dont la fête viendra le vingtième jour avant la Nativité de Notre-Seigneur… »

Biassou l’interrompit :

« De quel front oses-tu te présenter à la parade, au milieu des espingoles luisantes et des baudriers blancs, avec ton sabre sans fourreau, ton caleçon déchiré, tes pieds couverts de boue ?

— Notre général, répondit le noir, ce n’est pas ma faute : j’ai été chargé par le grand amiral Jean-François de vous porter la nouvelle de la mort du chef des marrons anglais Bouckmann ; et si mes vêtements sont déchirés, si mes pieds sont sales, c’est que j’ai couru à perdre haleine pour vous l’apporter plus tôt ; mais on m’a retenu au camp, et… »

Biassou fronça le sourcil.

« Il ne s’agit point de cela, gavacho ! mais de ton audace d’assister à la revue dans ce désordre. Recommande ton âme à saint Sabas, diacre et martyr, ton patron. Va te faire fusiller ! »

Ici j’eus encore une nouvelle preuve du pouvoir moral de Biassou sur les rebelles. L’infortuné, chargé d’aller lui-même se faire exécuter, ne se permit pas un murmure ; il baissa la tête, croisa les bras sur sa poitrine, salua trois fois son juge impitoyable, et, après s’être agenouillé devant l’obi, qui lui donna gravement une absolution sommaire, il sortit de la grotte. Quelques minutes après une détonation de mousqueterie annonça à Biassou que le nègre avait obéi et vécu !

Le chef, débarrassé de toute inquiétude, se tourna alors vers Rigaud, l’œil étincelant de plaisir et avec un ricanement de triomphe qui semblait dire : « Admirez[1]! »

XXXVII

Cependant la revue continuait. Cette armée, dont le désordre m’avait offert un tableau si extraordinaire quelques heures auparavant, n’était pas moins bizarre sous les armes. C’étaient tantôt des nègres absolument nus, munis de massues, de tomahawks, de casse-têtes, marchant au son de la corne à bouquin, comme les sauvages ; tantôt des bataillons de mulâtres, équipés à l’espagnole ou à l’anglaise, bien armés et bien disciplinés, réglant leur pas sur le roulement d’un tambour ; puis des cohues de négresses, de négrillons, chargés de fourches et de broches ; des fatras courbés sous de vieux fusils sans chien et sans canon ; des griotes avec leurs parures bariolées ; des griots, effroyables de grimaces et de contorsions, chantant des airs incohérents sur la guitare, le tam-tam et le balafo. Cette étrange procession était de temps à autre coupée par des détachements hétérogènes de griffes, de marabouts,

  1. Toussaint-Louverture, qui s’était formé à l’école de Biassou, et qui, s’il ne lui était pas supérieur en habileté, était du moins fort loin de l’égaler en perfidie et en cruauté, Toussaint-Louverture a donné plus tard le spectacle du même pouvoir sur les nègres fanatisés. Ce chef, issu, dit-on, d’une race royale africaine, avait reçu, comme Biassou, quelque instruction grossière, à laquelle il ajoutait du génie. Il s’était dressé une façon de trône républicain à Saint-Domingue dans le même temps où Bonaparte se fondait en France une monarchie sur la victoire. Toussaint admirait naïvement le premier consul ; mais le premier consul, ne voyant dans Toussaint qu’un parodiste gênant de sa fortune, repoussa toujours dédaigneusement toute correspondance avec l’esclave affranchi qui osait lui écrire : Au premier des blancs le premier des noirs.