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BUG-JARGAL.

où tu servais, à genoux, maître Jacques Belin, charpentier au Cap. »

Biassou l’avait écouté avec ce ricanement féroce qui lui donnait l’air d’un tigre.

« Bien ! » dit-il.

Alors il se tourna vers les nègres qui avaient amené maître Belin :

« Emportez deux chevalets, deux planches et une scie, et emmenez cet homme. Jacques Belin, charpentier au Cap, remercie-moi, je te procure une mort de charpentier. »

Son rire acheva d’expliquer de quel horrible supplice allait être puni l’orgueil de son ancien maître. Je frissonnai ; mais Jacques Belin ne fronça pas le sourcil ; il se tourna fièrement vers Biassou.

« Oui, dit-il, je dois te remercier, car je t’ai vendu pour le prix de treize piastres, et tu m’as rapporté certainement plus que tu ne vaux. »

On l’entraîna.

XXXIII

Les deux autres prisonniers avaient assisté plus morts que vifs à ce prologue effrayant de leur propre tragédie. Leur attitude humble et effrayée contrastait avec la fermeté un peu fanfaronne du charpentier : ils tremblaient de tous leurs membres.

Biassou les considéra l’un après l’autre avec son air de renard ; puis, se plaisant à prolonger leur agonie, il entama avec Rigaud une conversation sur les différentes espèces de tabac, affirmant que le tabac de la Havane n’était bon qu’à fumer en cigares, et qu’il ne connaissait pas pour priser de meilleur tabac d’Espagne que celui dont feu Bouckmann lui avait envoyé deux barils, pris chez M. Lebattu, propriétaire de l’île de la Tortue. Puis, s’adressant brusquement au citoyen général C*** :

« Qu’en penses-tu ? » lui dit-il.

Cette apostrophe inattendue fit chanceler le citoyen. Il répondit en balbutiant :

« Je m’en rapporte, général, à l’opinion de Votre Excellence…

— Propos de flatteur ! répliqua Biassou. Je te demande ton avis et non le mien. Est-ce que tu connais un tabac meilleur à prendre en prise que celui de M. Lebattu ?

— Non vraiment, monseigneur, dit C***, dont le trouble amusait Biassou.

Général ! excellence ! monseigneur ! reprit le chef d’un air impatienté ; tu es un aristocrate !

— Oh ! vraiment non ! s’écria le citoyen général ; je suis bon patriote de 91 et fervent négrophile !…

Négrophile, interrompit le généralissime ; qu’est-ce que c’est qu’un négrophile ?…

— C’est un ami des noirs, balbutia le citoyen.

— Il ne suffit pas d’être ami des noirs, repartit sévèrement Biassou, il faut l’être aussi des hommes de couleur. »

Je crois avoir dit que Biassou était sacatra.

« Des hommes de couleur, c’est ce que je voulais dire, répondit humblement le négrophile. Je suis lié avec tous les plus fameux partisans des nègres et des mulâtres… »

Biassou, heureux d’humilier un blanc, l’interrompit encore :

« Nègres et mulâtres ! qu’est-ce que cela veut dire ? Viens-tu ici nous insulter avec ces noms odieux, inventés par le mépris des blancs ? Il n’y a ici que des hommes de couleur et des noirs, entendez-vous, monsieur le colon ?

— C’est une mauvaise habitude contractée dès l’enfance, reprit C*** ; pardonnez-moi, je n’ai point eu l’intention de vous offenser, monseigneur…

— Laisse là ton monseigneur ; je te répète que je n’aime point ces façons d’aristocrate. »

C*** voulut encore s’excuser ; il se mit à bégayer une nouvelle explication :

« Si vous me connaissiez, citoyen…

— Citoyen ! pour qui me prends-tu ? s’écria Biassou avec colère. Je déteste ce jargon des jacobins. Est-ce que tu serais un jacobin, par hasard ? Songe que tu parles au généralissime des gens du roi ! Citoyen !… l’insolent ! »

Le pauvre négrophile ne savait plus sur quel ton parler à cet homme, qui repoussait également les titres de monseigneur et de citoyen, le langage des aristocrates et celui des patriotes ; il était atterré. Biassou, dont la colère n’était que simulée, jouissait cruellement de son embarras.

« Hélas ! dit enfin le citoyen général, vous me jugez bien mal, noble défenseur des droits imprescriptibles de la moitié du genre humain… »

Dans l’embarras de donner une qualification quelconque à ce chef qui paraissait les refuser toutes, il avait eu recours à l’une de ces périphrases sonores que les révolutionnaires substituent volontiers au nom et au titre de la personne qu’ils haranguent.

Biassou le regarda fixement et lui dit :

« Tu aimes donc les noirs et les sang-mêlés ?

— Si je les aime ! s’écria le citoyen C*** ; je corresponds avec Brissot et… »