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BUG-JARGAL.

d’un crocodile et d’un colon ; et, ce qui est pis encore, tu m’as enlevé le droit de te haïr. Je suis bien malheureux ! »

La singularité de son langage et de ses idées ne me surprenait presque plus. Elle était en harmonie avec lui-même.

« Je vous dois bien plus que vous ne me devez, lui dis-je. Je vous dois la vie de ma fiancée, de Marie. »

Il éprouva comme une commotion électrique. Maria ! dit-il d’une voix étouffée ; et sa tête le tomba sur ses mains, qui se crispaient violemment, tandis que de pénibles soupirs soulevaient les larges parois de sa poitrine.

J’avoue que mes soupçons assoupis se réveillèrent, mais sans colère et sans jalousie. J’étais trop près du bonheur, et lui trop près de la mort, pour qu’un pareil rival, s’il l’était en effet, pût exciter en moi d’autres sentiments que la bienveillance et la pitié.

Il releva enfin sa tête.

« Va ! me dit-il, ne me remercie pas ! »

Il ajouta, après une pause ;

« Je ne suis pourtant pas d’un rang inférieur au tien ! »

Cette parole paraissait révéler un ordre d’idées qui piquait vivement ma curiosité : je le pressai de me dire qui il était et ce qu’il avait souffert. Il garda un sombre silence.

Ma démarche l’avait touché ; mes offres de service, mes prières parurent vaincre son dégoût de la vie. Il sortit et rapporta quelques bananes et une énorme noix de coco. Puis il referma l’ouverture et se mit à manger. En causant avec lui, je remarquai qu’il parlait avec facilité le français et l’espagnol, et que son esprit ne paraissait pas dénué de culture : il savait des romances espagnoles qu’il chantait avec expression. Cet homme était si inexplicable, sous tant d’autres rapports, que jusqu’alors la pureté de son langage ne m’avait pas frappé. J’essayai de nouveau d’en savoir la cause ; il se tut. Enfin je le quittai, ordonnant à mon fidèle Thadée d’avoir pour lui tous les égards et tous les soins possibles.

XIII

Je le voyais tous les jours à la même heure. Son affaire m’inquiétait ; malgré mes prières, mon oncle s’obstinait à le poursuivre. Je ne cachais pas mes craintes à Pierrot ; il m’écoutait avec indifférence.

Souvent Rask arrivait tandis que nous étions ensemble, portant une large feuille de palmier autour de son cou. Le noir la détachait, lisait des caractères inconnus qui y étaient tracés, puis la déchirait. J’étais habitué à ne pas lui faire de questions.

Un jour j’entrai sans qu’il parût prendre garde à moi. Il tournait le dos à la porte de son cachot, et chantait d’un ton mélancolique l’air espagnol : Yo que soy contrabandista[1]. Quand il eut fini, il se tourna brusquement vers moi, et me cria :

« Frère, promets, si jamais tu doutes de moi, d’écarter tous tes soupçons quand tu m’entendras chanter cet air. »

Son regard était imposant : je lui promis ce qu’il désirait, sans trop savoir ce qu’il entendait par ces mots : Si jamais tu doutes de moi… Il prit l’écorce profonde de la noix qu’il avait cueillie le jour de ma première visite, et conservée depuis, la remplit de vin de palmier, m’engagea à y porter les lèvres, et la vida d’un trait. À compter de ce jour, il ne m’appela plus que son frère.

Cependant je commençais à concevoir quelque espérance. Mon oncle n’était plus aussi irrité. Les réjouissances de mon prochain mariage avec sa fille avaient tourné son esprit vers de plus douces idées. Marie suppliait avec moi. Je lui représentais chaque jour que Pierrot n’avait point voulu l’offenser, mais seulement l’empêcher de commettre un acte de sévérité peut-être excessive ; que ce noir avait, par son audacieuse lutte avec le crocodile, préservé Marie d’une mort certaine ; que nous lui devions, lui sa fille, moi ma fiancée ; que, d’ailleurs, Pierrot était le plus vigoureux de ses esclaves (car je ne songeais plus à obtenir sa liberté, il ne s’agissait que de sa vie) ; qu’il faisait à lui seul l’ouvrage de dix autres, et qu’il suffisait de son bras pour mettre en mouvement les cylindres d’un moulin à sucre. Il m’écoutait, et me faisait entendre qu’il ne donnerait peut-être pas suite à l’accusation. Je ne disais rien au noir du changement de mon oncle, voulant jouir du plaisir de lui annoncer sa liberté tout entière, si je l’obtenais. Ce qui m’étonnait, c’était de voir que, se croyant dévoué à la mort, il ne profitait d’aucun des moyens de fuir qui étaient en son pouvoir. Je lui en parlai.

« Je dois rester ; me répondit-il froidement : on penserait que j’ai eu peur. »

XIV

Un matin, Marie vint à moi. Elle était rayonnante, et il y avait sur sa douce figure quelque

  1. Moi qui suis contrebandier.