Page:Hugo - Bug-Jargal, 1876.djvu/19

Cette page a été validée par deux contributeurs.
11
BUG-JARGAL.

servé par celui-là même qui paraissait prétendre à me la disputer. J’étais plus que jamais indigné contre ce rival inattendu, et honteux de lui devoir la vie. « Au fond, me disait mon amour-propre, c’est à Marie que je la dois, puisque c’est l’empire de sa voix qui a fait tomber le poignard. » Cependant je ne pouvais me dissimuler qu’il y avait bien quelque générosité dans le sentiment qui avait décidé mon rival inconnu à m’épargner. Mais ce rival, quel était-il donc ? je me confondais en soupçons, qui tous se détruisaient les uns les autres. Ce ne pouvait être le planteur sang-mêlé, que ma jalousie s’était d’abord désigné. Il était loin d’avoir cette force extraordinaire, et d’ailleurs ce n’était pas sa voix. L’individu avec qui j’avais lutté m’avait paru nu jusqu’à la ceinture. Les esclaves seuls dans la colonie étaient ainsi à demi vêtus. Mais ce ne pouvait être un esclave : des sentiments comme celui qui lui avait fait jeter le poignard ne me semblaient pas pouvoir appartenir à un esclave ; et d’ailleurs tout en moi se refusait à la révoltante supposition d’avoir un esclave pour rival. Quel était-il donc ? Je résolus d’attendre et d’épier.

VII

Marie avait éveillé la vieille nourrice qui lui tenait lieu de la mère qu’elle avait perdue au berceau. Je passai le reste de la nuit auprès d’elle, et, dès que le jour fut venu, nous informâmes mon oncle de ces inexplicables événements. Sa surprise en fut extrême ; mais son orgueil, comme le mien, ne s’arrêta pas à l’idée que l’amant inconnu de sa fille pourrait être un esclave. La nourrice reçut ordre de ne plus quitter Marie ; et comme les séances de l’assemblée provinciale, les soins que donnait aux principaux colons l’attitude de plus en plus menaçante des affaires coloniales, et les travaux des plantations, ne laissaient à mon oncle aucun loisir, il m’autorisa à accompagner sa fille dans toutes ses promenades jusqu’au jour de mon mariage, qui était fixé au 22 août. En même temps, présumant que le nouveau soupirant n’avait pu venir que du dehors, il ordonna que l’enceinte de ses domaines fût désormais gardée nuit et jour plus sévèrement que jamais.

Ces précautions prises, de concert avec mon oncle, je voulus tenter une épreuve. J’allai au pavillon de la rivière, et, réparant le désordre de la veille, je lui rendis la parure de fleurs dont j’avais coutume de l’embellir pour Marie.

Quand l’heure où elle s’y retirait habituellement fut venue, je m’armai de ma carabine, chargée à balle, et je proposai à ma cousine de l’accompagner à son pavillon. La vieille nourrice nous suivit.

Marie, à qui je n’avais point dit que j’avais fait disparaître les traces qui l’avaient effrayée la veille, entra la première dans le cabinet de feuillage.

« Vois, Léopold, me dit-elle, mon berceau est bien dans le même état de désordre où je l’ai laissé hier ; voilà bien ton ouvrage gâté, tes fleurs arrachées, flétries ; ce qui m’étonne, c’est que ce vilain bouquet ne se soit pas fané depuis hier. Vois, cher ami, il a l’air d’être tout fraîchement cueilli. »

J’étais immobile d’étonnement et de colère.

En effet, mon ouvrage du matin même était déjà détruit ; et ces tristes fleurs, dont la fraîcheur étonnait ma pauvre Marie, avaient repris insolemment la place des roses que j’avais semées.

« Calme-toi, me dit Marie, qui vit mon agitation, calme-toi ; c’est une chose passée, cet insolent n’y reviendra sans doute plus ; mettons tout cela sous nos pieds, comme cet odieux bouquet. »

Je me gardai bien de la détromper, de peur de l’alarmer ; et sans lui dire que celui qui devait, selon elle, n’y plus revenir, était déjà revenu, je la laissai fouler les soucis aux pieds, pleine d’une innocente indignation. Puis, espérant que l’heure était venue de connaître mon mystérieux rival, je la fis asseoir en silence entre sa nourrice et moi.

À peine avions-nous pris place, que Marie mit son doigt sur ma bouche : quelques sons, affaiblis par le vent et par le bruissement de l’eau, venaient de frapper son oreille. J’écoutai ; c’était le même prélude triste et lent qui la nuit précédente avait éveillé ma fureur. Je voulus m’élancer de mon siège ; un geste de Marie me retint.

« Léopold, me dit-elle à voix basse, contiens-toi, il va peut-être chanter, et sans doute ce qu’il dira nous apprendra qui il est. »

En effet, une voix dont l’harmonie avait quelque chose de mâle et de plaintif à la fois sortit un moment après du fond du bois, et mêla aux notes graves de la guitare une romance espagnole, dont chaque parole retentit assez profondément dans mon oreille pour que ma mémoire puisse encore aujourd’hui en retrouver presque toutes les expressions.

« Pourquoi me fuis-tu, Maria[1] ? pourquoi me fuis-tu, jeune fille ? pourquoi cette terreur

  1. On a jugé inutile de reproduire ici en entier les paroles du chant espagnol Porque me huyes, Maria ? etc.