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BUG-JARGAL.

parce que c’est demain jour de bataille, je me suis esquivé tout doucement du camp, armé seulement de mon sabre, et j’ai pris à travers les haies pour être plus tôt au camp des Anglais. Je n’étais pas encore aux premiers retranchements, quand, avec votre permission, mon capitaine, dans un petit bois sur la gauche, j’ai vu un grand attroupement de soldats rouges. Je me suis avancé pour flairer ce que c’était, et comme ils ne prenaient pas garde à moi, j’ai aperçu au milieu d’eux Rask attaché à un arbre, tandis que deux milords, nus jusqu’ici comme des païens, se donnaient sur les os de grands coups de poing qui faisaient autant de bruit que la grosse caisse d’une demi-brigade. C’étaient deux particuliers anglais, s’il vous plaît, qui se battaient en duel pour votre chien. Mais voilà Rask qui me voit, et qui donne un tel coup de collier que la corde casse, et que le drôle est en un clin d’œil sur mes trousses. Vous pensez bien que toute l’autre bande ne reste pas en arrière ; je m’enfonce dans le bois. Rask me suit. Plusieurs balles sifflent à mes oreilles. Rask aboyait : mais heureusement ils ne pouvaient l’entendre à cause de leurs cris de french dog ! french dog ! comme si votre chien n’était pas un beau et bon chien de Saint-Domingue. N’importe, je traverse le hallier, et j’étais près d’en sortir quand deux rouges se présentent devant moi. Mon sabre me débarrasse de l’un, et m’aurait sans doute délivré de l’autre, si son pistolet n’eût été chargé à balle. Vous voyez mon bras droit. N’importe ! french dog lui a sauté au cou, comme une ancienne connaissance : l’Anglais est tombé étranglé, et je vous réponds que l’embrassement a été rude… Aussi pourquoi ce diable d’homme s’acharne-t-il après moi, comme un pauvre après un séminariste ? Enfin, Thad est de retour au camp, et Rask aussi. Mon seul regret, c’est que le bon Dieu n’ait pas voulu m’envoyer plutôt cela à la bataille de demain. Voilà ! »

Les traits du vieux sergent s’étaient rembrunis à l’idée de n’avoir point eu sa blessure dans une bataille.

« Thadée !… » cria le capitaine d’un ton irrité. Puis il ajouta plus doucement : « Comment es-tu fou à ce point de t’exposer ainsi pour un chien ?…

— Ce n’était pas pour un chien, mon capitaine, c’était pour Rask. »

Le visage de d’Auverney se radoucit tout à fait. Le sergent continua :

« Pour Rask, le dogue de Bug…

— Assez ! assez ! mon vieux Thad, cria le capitaine en mettant la main sur ses yeux. Allons, ajouta-t-il après un court silence, appuie-toi sur moi, et viens à l’ambulance. »

Thadée obéit après une résistance respectueuse. Le chien, qui, pendant cette scène, avait à moitié rongé de joie la belle peau d’ours de son maître, se leva et les suivit tous deux.

II


Cet épisode avait vivement excité l’attention et la curiosité des joyeux conteurs.

Le capitaine Léopold d’Auverney était un de ces hommes qui, sur quelque échelon que le hasard de la nature et le mouvement de la société les aient placés, inspirent toujours un certain respect mêlé d’intérêt. Il n’avait cependant peut-être rien de frappant au premier abord ; ses manières étaient froides, son regard indifférent. Le soleil des tropiques, en brunissant son visage, ne lui avait point donné cette vivacité de geste et de parole qui s’unit chez les créoles à une nonchalance souvent pleine de grâce. D’Auverney parlait peu, écoutait rarement, et se montrait sans cesse prêt à agir. Toujours le premier à cheval et le dernier sous la tente, il semblait chercher dans les fatigues corporelles une distraction à ses pensées. Ces pensées qui avaient gravé leur triste sévérité dans les rides précoces de son front, n’étaient pas de celles dont on se débarrasse en les communiquant, ni de celles qui, dans une conversation frivole, se mêlent volontiers aux idées d’autrui. Léopold d’Auverney, dont les travaux de la guerre ne pouvaient rompre le corps, paraissait éprouver une fatigue insupportable dans ce que nous appelons les luttes d’esprit. Il fuyait les discussions comme il cherchait les batailles. Si quelquefois il se laissait entraîner à un débat de paroles, il prononçait trois ou quatre mots pleins de sens et de haute raison ; puis, au moment de convaincre son adversaire, il s’arrêtait tout court, en disant : À quoi bon ? …, et sortait pour demander au commandant ce qu’on pourrait faire en attendant l’heure de la charge ou de l’assaut.

Ses camarades excusaient ses habitudes froides, réservées et taciturnes, parce qu’en toute occasion ils le trouvaient brave, bon et bienveillant. Il avait sauvé la vie à plusieurs d’entre eux au risque de la sienne, et l’on savait que s’il ouvrait rarement la bouche, sa bourse du moins n’était jamais fermée. On l’aimait dans l’armée, et on lui pardonnait même de se faire en quelque sorte vénérer.

Cependant il était jeune. On lui eût donné trente ans, et il était loin encore de les avoir. Quoiqu’il combattît déjà depuis un certain temps