Page:Hommage des artistes à Picquart, 1899.djvu/17

Cette page a été validée par deux contributeurs.


PRÉFACE


DERRIÈRE UN GRILLAGE.


Voilà plus de six longs mois que le colonel Picquart est en prison. Il est en prison pour avoir refusé de s’associer à un crime ; il est en prison pour avoir crié l’innocence d’un homme, condamné au pire des supplices ; il est en prison pour avoir voulu cette chose, aujourd’hui proscrite de toute la vie : la justice. Quand, plus tard, les indifférents, les neutres, cet amas de larves humaines qu’on appelle les sages, se rendront compte de ce qu’ils ont laissé faire et laissé dire, peut-être seront-ils épouvantés !

Voilà plus de six longs mois que le colonel Picquart est en prison et les traîtres, eux, sont bien tranquilles. Ils vont et viennent librement, audacieusement. Sûrs de l’impunité, ils dictent des conditions à la justice et traitent, de pouvoir à pouvoir, avec la loi !… Ce n’est pas assez !… Par une étonnante perversion du sens patriotique, ils sont protégés, défendus, acclamés. Ils reçoivent l’accolade des princes. Des écrivains, des artistes, des philosophes, de hauts fonctionnaires, des bâtonniers fraternisent avec eux… Ce n’est pas tout !… Aux faussaires glorifiés on dresse des statues ; on leur souscrit des épées d’honneur, des rentes sur l’État, des remerciements nationaux… L’armée leur fait un triple rempart de ses fusils, de ses canons, de ses drapeaux. L’Église les exalte, et, en quelque sorte, les béatifie. Le faussaire est un saint, le traître un martyr. Le dolman de l’officier et la robe du moine, l’épée de l’un, la croix de l’autre, les couvrent pour imposer au monde le dogme nouveau de l’Immaculée Trahison d’Esterhazy. Et, de toutes parts, un cri se lève de la foule ignorante et trompée, ce cri de honte, dont la honte restera, à jamais, sur la face de la France :

— Vivent les faussaires et gloire aux traîtres !

Il suffit qu’un homme, aujourd’hui, montre de l’humanité, de la pitié, qu’il soit épris de justice, il suffit que, d’une façon ou d’une autre, il ait demandé la vérité dans l’affaire Dreyfus, pour qu’il soit disqualifié, couvert d’outrages, poursuivi par les huées, menacé de mort. Il suffit aussi qu’un homme crie, tout à coup, dans la foule : « Et moi aussi je suis un traître, moi aussi, j’ai vendu ma patrie ! » pour qu’aussitôt il soit entouré de vivats frénétiques et porté en triomphe par les patriotes :

— Vivent les faussaires et gloire aux traîtres !

N’est-ce pas une chose qui terrifie ? Le pays qui tolère de telles aberrations, n’est-il pas un pays à jamais perdu, pourri, mort ?

Et voilà plus de six mois que, de par l’effet infâme de ce cri, le colonel Picquart est en prison.

Le colonel Picquart avait le choix, entre la plus belle carrière qui se fût jamais ouverte devant un officier, et le cachot. On ne lui demandait que de se taire. Il a préféré parler et, de ce fait, il a choisi le cachot. Ce qui l’attendait, outrages mortels, calomnies effroyables, complots sinistres contre son honneur et contre sa vie, il le savait, car il sait ce que l’âme militaire contient de haine féroce, de vengeance lâche, d’audace dans le crime… Entre lui et l’armée, il savait que c’était un duel à mort, un duel où, pour se défendre et combattre, il n’avait qu’une arme : sa conscience. Comme on avait condamné Dreyfus, coupable d’être innocent, il savait qu’on condamnerait Picquart, doublement coupable d’une double innocence : celle de Dreyfus et la sienne.

Il savait tout cela, et il a choisi le cachot.

Avec ce calme admirable, ce courage ferme et tranquille qu’il met dans tous les actes de sa vie, il est venu se livrer à ses ennemis.

— Vous pouvez me condamner, semblait-il leur dire… et je suis prêt à tout subir, car mon âme est forte contre la persécution et la douleur. Elle ne se reproche rien… Ayant la vérité en moi, je serais mort de honte de ne l’avoir pas criée… Et, tant que je vivrai, sous vos outrages et dans vos geôle, je ne cesserai de le crier. Faites donc ce que vous voudrez… Allez jusqu’au bout de votre haine… Vous n’empêcherez pas que, même prisonnier, je sois libre et