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de cette romanesque entreprise, parce qu’elle pressentait un grand malheur ; mais Elis Frœbom lui assura que sans cette pierre il ne pourrait rester une heure tranquille, et qu’il n’y avait pas lieu de supposer le moindre danger imminent. Il pressa sa fiancée avec effusion sur son cœur, et partit.

Déjà les conviés étaient assemblés pour accompagner le couple à l’église de Kopparberg, où la cérémonie devait avoir lieu. Toute une troupe de jeunes filles richement parées, qui, d’après la coutume du pays, devaient précéder la fiancée en qualité de demoiselles d’honneur, riaient et folâtraient autour d’Ulla. Les musiciens accordaient leurs instruments et essayaient une joyeuse marche de noces. Il était presque midi, et Elis Frœbom n’avait pas encore paru.

Tout à coup des mineurs accourent ; l’effroi et l’angoisse bouleversent leurs figures pâles ; ils annoncent qu’un éboulement terrible vient de combler tout le puits dans lequel se trouve la mine de Dahlsjœ !

— Elis, mon Elis, tu es mort ! mort !

Ainsi parla Ulla, et elle retomba à demi morte.

Pehrson Dahlsjœ apprit alors du maître mineur qu’Elis était descendu dans la grande bure de grand matin ; au reste, comme tous les ouvriers étaient invités à la noce, personne n’était à travailler dans le puits. Pehrson Dahlsjœ et tous les mineurs se rendirent sur les lieux ; mais toutes les recherches, même les plus hasardeuses, demeurèrent inutiles : Elis Frœbom ne fut pas retrouvé.

C’était au reste un fait constaté que l’éboulement avait enseveli le malheureux sous une masse de pierres ; et ainsi le deuil et la misère entrèrent dans la maison du brave Pehrson Dahlsjœ au moment même où il croyait se préparer du calme et du repos pour ses vieux jours.


V

Il y avait longtemps que le maître des mesures et aldermann Pehrson Dahlsjœ était mort, et que sa fille Ulla avait disparu ; personne à Falun ne savait rien sur leur compte ; car, depuis le malheureux jour de noce d’Elis Frœbom, cinquante années étaient révolues.

Or il arriva que les mineurs, en cherchant un passage entre deux mines, trouvèrent à une profondeur de trois cents mètres, dans de l’eau vitriolique, le cadavre d’un jeune homme qui paraissait pétrifié. Quand ils le remontèrent au jour, on eût dit que ce jeune homme était enseveli dans un profond sommeil, tant il était frais, tant les traits de sa figure étaient bien conservés ; ses habits ne portaient pas le moindre trace de pourriture ; il en était de même des fleurs qui paraent sa poitrine.

Tous les gens du voisinage se rassemblèrent autour du jeune homme qu’on avait monté de la bure, mais personne ne reconnut les traits de sa figure ; personne non plus ne put se souvenir qu’un mineur eût été enseveli par un éboulement. On était sur le point de transporter le cadavre à Falun, quand on vit dans le lointain s’approcher en haletant sur des béquilles une vieille femme décrépite.

— Voilà la mère de la Saint-Jean ! s’écrièrent quelques mineurs.

Ils avaient donné ce nom à la vieille, qu’ils avaient constamment vue venir depuis plusieurs années, le jour de la Saint-Jean, regarder dans l’abîme, se tordre les mains, gémir et pousser des cris plaintifs en faisant le tour de la bure, et puis repartir.

À peine la vieille eut-elle aperçu le cadavre du jeune homme qu’elle laissa tomber ses béquilles, tendit ses bras vers le ciel, et s’écria avec un accent plaintif qui perçait le cœur :

— Ô Elis Frœbom ! ô mon doux fiancé !

Et à ces mots elle se mit à genoux devant le cadavre, en saisit les mains glacées, et les pressa contre sa poitrine refroidie par l’âge, dans laquelle, comme du naphte enflammé sous une enveloppe de glace, battait encore un cœur rempli du plus brûlant amour.

— Ah ! dit-elle en regardant autour d’elle, personne de vous ne connaît la pauvre Ulla Dahlsjœ, l’heureuse fiancée de ce jeune homme, il y a cinquante ans ! Quand, accablée de chagrin et de désolation, je me rendis à Ornæs, le vieux Torbern me consola en me disant que je reverrais encore une fois sur cette terre mon Elis, que les pierres ensevelirent ici le jour de mes noces. Je suis venue chaque année, remplie d’un tendre désir et d’un fidèle amour, regarder dans l’abîme profond. Et aujourd’hui j’ai réellement joui du bonheur de le revoir ! Ô mon Elis, mon fiancé bien-aimé !

Elle enlaça de nouveau le jeune homme de ses bras desséchés, comme si elle eût voulu ne s’en séparer jamais. Tous l’environnèrent pénétrés d’une émotion profonde.

Ses soupirs devinrent de plus en plus faibles, et ses sanglots se perdirent en sons sourds et inarticulés.

Les mineurs s’approchèrent pour relever la pauvre Ulla ; mais elle avait rendu le dernier soupir sur le corps de son malheureux fiancé. On s’aperçut que le cadavre, qu’on avait cru pétrifié, commencait à tomber en poussière.

Dans l’église de Kopparberg, là où cinquante ans auparavant le couple avait dû recevoir la bénédiction nuptiale, furent réunies les cendres d’Elis Frœbom et celles de la fiancée qui lui avait été fidèle jusqu’à la mort.



NOTES DU TRADUCTEUR

1. Ville de Suède, capitale de la Dalékarlie, à l’est de laquelle est une célèbre mine de cuivre.

2. Gœthaborg ou Gothembourg, ville de Suède, capitale de la Gothie occidentale, qui possède un beau port sur le golfe de Cattegat.

3. Principale rivière de la Gothie, qui se jette dans le Cattegat, à Gœthaborg.

4. En suédois, auberge.

5. Bumper signifie, en suédois et en anglais, verre plein.

6. Næcken ou Nicken est le Neptune des mers du Nord ; sa suite de génies et de spectres marins est désigné sous la nom collectif de Troll.

7. La Néricie est une province de Suède, au sud-ouest de l’Upland.

8. Roches auxquelles adhère le métal dans la mine.

9. Le pyrosmalithe et l’almandine sont deux espèces de grenat qui accompagnent quelquefois les matières métalliques. Ils font partie de la deuxième classe des minéraux, suivant la méthode du minéralogiste Haüy.

10. Gèfle ou Gesté, capitale de la province de Gestricie, en Suède.

11. Le puits le plus profond d’une mine.

12. Revêtement des murs d’un puits.

13. Littéralement ancien homme, sénateur ou échevin d’une ville.

14. En allemand glück auf ! salutation ordinaire des mineurs.

15. Trapp est une riche veine qui s’étend au loin, la trumm est uns veine détachée dans laquelle ne se trouve que très peu ou point de métal. Elis ne voyait pas le trapp et travaillait à un trumm dont le produit aurait été nul.