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dans le précipice ; Torbern, me voici ! Tu avais raison ; j’étais un misérable en cédant à un vain espoir sur la surface de la terre. C’est ici-bas que se trouvent mon trésor, ma vie, mon tout. Torbern ! descends avec moi ; montre-moi les trapps les plus riches, que j’y travaille, que j’y fouille, que j’y creuse et ne revoie jamais la lumière du jour ! Torbern ! Torbern ! descends avec moi !

Elis battit le briquet, alluma son flambeau, et descendit dans le puits oui il avait été la veille sans que cette fois le vieillard lui apparût. Mais quelle fut son émotion quand, dans le plus profond de la mine, il aperçut clairement et distinctement le trapp, de manière à pouvoir en reconnaître les couches superposées !

Il affermit son regard et se dirigea vers la gangue : une lumière éblouissante parut éclairer tout le puits, dont les murs devinrent transparents comme le plus beau cristal. Le rêve fatal qu’avait fait Elis à Gœthaborg se représenta à son esprit. Ses yeux se plongeaient dans des plaines délicieuses, couvertes de plantes et de beaux arbres de métal, auxquels, comme autant de fruits et de fleurs, pendaient des pierres qui jetaient des flammes. Il vit les vierges, il vit la noble figure de la puissante reine. Elle le saisit, l’attira vers elle, le pressa sur son sein ; un rayon brillant perça sa poitrine, et il perdit connaissance, n’éprouvant d’autre sensation que celle d’être bercé par les vagues d’un brouillard bleuâtre, transparent et radieux.

— Elis Frœbom ! Elis Frœbom ! s’écria d’en haut une voix forte, et le reflet de torches illumina le puits.

Pehrson Dahlsjœ lui-même était là ; il descendit avec le maître mineur pour chercher le jeune homme qu’on avait vu courir comme un fou à la bure. Ils le trouvèrent raide et sans mouvement, la figure collée contre les roches glacées.

— Qu’est-ce ? s’écria Pehrson ; que fais-tu ici la nuit, jeune imprudent ? Rassemble tes forces, et monte avec nous ; qui sait si tu n’apprendras pas de bonnes nouvelles là-haut ? Elis, gardant un morne silence, suivit Pehrson Dahlsjœ, qui ne se lassait pas de lui faire des reproches de s’être ainsi exposé.

Le jour se levait quand ils entrèrent dans la maison. Ulla poussa un cri, se jeta au cou d’Elis, lui prodigua les noms les plus tendres. Mais Pehrson Dahlsjœ dit au jeune mineur :

— Insensé que je suis, n’aurais-je pas du savoir depuis longtemps que tu aimais Ulla, et que tu ne travaillais peut-être avec tant de zèle que pour l’amour d’elle ? ne devais-je pas m’apercevoir également qu’Ulla t’aimait de toute son âme ? pouvais-je souhaiter un meilleur gendre qu’un pieux mineur, instruit et appliqué, enfin tel que toi, Elis Frœbom ? Mais ce qui me fâchait, ce qui m’irritait, c’était votre silence.

— Mais savions-nous bien, dit Ulla en interrompant son père, que nous nous aimions à ce point ?

— Qu’il en soit ce qu’il voudra, continua Pehrson ; bref, j’étais colère de voir qu’Elis ne me parlait pas ouvertement et franchement de son amour ; et comme je désirais mettre ses sentiments à l’épreuve, j’ai imaginé hier avec M. Eric Olawsen une fable qui t’a presque donné la mort, fou que tu es ! M. Eric Olawsen est marié depuis longtemps ; et c’est à toi, mon brave Elis, que je donne ma fille en mariage, car, je le répète, je ne crois pas possible de me souhaiter un meilleur gendre.

Les larmes d’Elis coulèrent en abondance, larmes de délices et de plaisir. Tout le bonheur qu’offre la vie était si vivement descendu sur lui ! Il croyait presque encore être le jouet de l’illusion d’un doux rêve.


IV

[Sur l’invitation de Pehrson Dahlsjœ, les mineurs se rassemblèrent à un dîner festif.]

Ulla avait mis ses plus brillants atours, et était plus belle que jamais, de sorte que tous s’écriaient à chaque instant :

— Ah ! quelle jolie fiancée notre brave Elis Frœbom a méritée ! Que le ciel les bénisse tous deux dans leur piété et leur vertu !

Sur la pâle figure d’Elis se peignait encore l’horreur de la nuit, et souvent il fixait devant lui des yeux hagards, étranger à tout ce qui se passait autour de lui.

— Qu’as-tu donc, mon Elis ? demanda Ulla.

Elle le pressa sur son cœur : — Oui, oui ! dit-il, tu es véritablement à moi, maintenant tout va bien !

Au milieu de cette félicité, Elis croyait sentir parfois une main froide comme la glace s’enfoncer dans sa poitrine, et entendre une voix sombre lui dire :

— Es-tu bien au comble de tes vœux après avoir obtenu Ulla ? Pauvre insensé ! n’as-tu pas vu la figure de la reine ?

Il se sentait presque maîtrisé par une terreur indicible à l’idée que tout à coup l’un des mineurs se dresserait comme un géant, et qu’il reconnaîtrait en lui Torbern venu pour lui rappeler d’une manière terrible l’empire souterraine des pierres et des métaux auquel il s’était donné corps et âme !

Et pourtant il ne savait nullement pourquoi cet être mystérieux pouvait être son ennemi, et ce que son état de mineur avait de commun avec son amour.

Pehrson remarqua bien le trouble d’Elis, mais il l’attribua aux souffrances qu’il avait essuyées en descendant nuitamment dans le puits. Il n’en fut pas de même d’Ulla, qui, saisie d’un secret pressentiment, pressait son amant de lui dire quel événement horrible était capable de lui faire oublier la présence de sa bien-aimée. La poitrine d’Elis menaçait de se rompre. En vain il s’efforça de raconter à son amante la vision merveilleuse qu’il avait eue dans le gouffre. Il lui semblait qu’un pouvoir invisible lui fermait la bouche, que la figure terrible de la reine sortait de son cœur pour le regarder, et que s’il en prononçait le nom, tout allait se changer autour de lui en pierres sombres et noires comme à l’aspect de la tête de Méduse. Toute la magnificence des abîmes de la terre, qui l’avait rempli de la plus haute félicité, lui apparaissait maintenant comme un enfer plein de tourments et de désespoir, orné de charmes trompeurs pour l’attirer à sa perdition.

Pehrson Dahlsjœ ordonna à Elis de passer quelques jours sans sortir, afin de se guérir de l’indisposition à laquelle il paraissait succomber. Pendant ce temps l’amour d’Ulla, que ne dissimulait point son cœur pieux et naïf, chassa le souvenir de l’aventure fatale arrivée dans la mine. Elis commença à revivre, à goûter de nouveaux plaisirs, à croire à un bonheur qu’aucune puissance ennemie ne saurait troubler.

Quand il descendit dans le puits, tout lui apparut sous un aspect différent. Les veines les plus riches étaient visibles à ses yeux ; il redoubla de zèle dans son travail. Il oublia tellement tout le reste, que, revenu sur la surface de la terre, il était forcé de rappeler à sa mémoire Ulla et Pehrson Dahlsjœ. Il se sentait comme divisé en deux grandes parties ; il lui semblait que son meilleur, son véritable moi reposait au centre du globe terrestre, dans les bras de la reine, pendant qu’il regagnait sa couche sombre à Falun. Ulla lui parlait-elle de son amour et de l’espoir qu’elle concevait d’être heureuse avec lui, il commençait à décrire la magnificence des profondeurs de la terre, des richesses immenses qui y étaient cachées, et perdait souvent le fil de ses discours incompréhensibles et bizarres. La pauvre fille fut saisie d’alarmes et de tristesse en voyant Elis changé dans tout son être et si subitement. Elis, au contraire, rempli de joie, annonçait sans cesse au maître mineur et à Pehrson lui-même les usines les plus riches, les trapps les plus magnifiques, et quand on ne trouvait rien qu’une gangue stérile, il riait d’un air moqueur, disant que lui seul savait déchiffrer les signes mystérieux, l’écriture significative que la reine elle-même gravait sur les pierres, et qu’il suffisait de comprendre ces signes sans faire paraître au grand jour ce qu’ils annonçaient.

Le vieux maître mineur regardait avec une profonde et douloureuse compassion le jeune homme qui parlait, les yeux étincelants, du paradis brillant caché dans les entrailles de la terre.

— Ah ! maître, dit-il à l’oreille de Pehrson Dahlsjœ, le vieux Torbern a ensorcelé le pauvre jeune homme ! Pehrson Dahlsjœ répondit :

— N’ajoutez pas foi à ces vieux contes de mineur, mon vieux ! L’amour a dérangé la tête de ce profond penseur ; voilà tout. Que le mariage ait lieu, et alors nous verrons disparaître les trapps, les trésors et tout le paradis terrestre !

Enfin le jour fixé pour le mariage approcha. Quelques jours auparavant, Elis Frœbom était devenu plus tranquille, plus sérieux et plus sosnbre que jamais ; mais aussi jamais il n’avait témoigné autant d’amour pour Ulla. Il lui était impossible de se séparer d’elle ; il n’allait pas même à la mine ; il semblait ne plus penser à sa vie inquiète de mineur ; car aucune parole qui eût rapport à l’empire souterrain ne passait sur ses lèvres. Ulla était rayonnante de félicité ; elle avait craint que les puissances formidables qui séjournent dans la terre, et dont elle avait souvent entendu parler les vieux mineurs, n’entraînassent Elis à sa perte ; mais cette appréhension avait disparu. Aussi Pehrson Dahlsjœ dit-il en souriant au vieux maître mineur :

— Voyez-vous bien qu’Elis Frœbom n’a eu la tête égarée un moment que par son amour pour Ulla !

Le jour de la noce, au matin, c’était la fête de saint Jean, Elis frappa à la porte de la chambre de sa fiancée. Elle ouvrit, et recula effrayée en voyant Elis déjà en habits de noce et pâle comme la mort ; un feu sombre brillait dans ses yeux.

— Je viens, dit-il d’une voix basse et tremblante, pour te dire, ma chère Ulla, que nous sommes tout prêt d’atteindre l’apogée du bonheur réservé à l’homme ici-bas. Tout m’a été révélé cette nuit même.

En bas, au fond de la mine, se trouve enfermée dans du chlorithe et du mica l’almandine étincelante d’une couleur de cerise, dont les lignes contiennent le présage de notre sort, les tablettes de notre vie. Je te le donnerai en présent de noce. Il est plus beau que la plus magnifique escarboucle, rouge comme le sang, et si, liés par un fidèle amour, nous regardons sa lumière rayonnante, nous verrons distinctement que notre cœur est uni avec les branches merveilleuses qui germent dans le cœur de la reine au centre de la terre. Il ne faut plus qu’aller chercher cette pierre, et c’est ce que je m’en vais faire tout à l’heure. En attendant, adieu, Ulla ! Je serai bientôt de retour !

Ulla conjura son amant avec des larmes brûlantes de se désister