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le regardait aussi avec une satisfaction visible, et semblait applaudir à son air de sang-froid et de gravité.

Cependant le cœur d’Elis lui battit fortement quand il se trouva de nouveau devant l’infernal gouffre fumant. Revêtu du costume des mineurs, portant des souliers dalécarliens, lourds et ferrés, il descendit dans le puits avec le maître mineur.

Tantôt des vapeurs chaudes qui gênaient sa respiration menaçaient de l’étouffer ; tantôt les lumières flamboyaient dans le courant d’air froid et pénétrant qui parcourt les précipices. Ils descendirent toujours, et se trouvèrent enfin sur des échelles de fer à peine larges d’un pied. Elis Frœbom s’aperçut que toute l’habileté à grimper qu’il avait acquise comme marin ne pouvait lui être d’aucune utilité.

Ils arrivèrent au fond, et le maître mineur montra à Elis l’ouvrage dont il devait s’occuper.

Elis pensa à la belle Ulla ; il vit sa figure planer sur lui comme un ange, et il oublia toutes les horreurs du précipice, toutes les fatigues du pénible travail. Il était bien arrêté dans sa tête que, s’il s’adonnait au travail des mines de toute la force de son âme, en faisant tous les efforts possibles, il pourrait peut-être se flatter un jour des plus douces espérances. Aussi, dans un espace de temps incroyablement court, il devint aussi habile que le plus exercé de tous les ouvriers.


III

Chaque jour le brave Pehrson Dahlsjœ concevait plus d’affection pour le jeune homme diligent et pieux, et lui répétait souvent que non seulement il avait trouvé en lui un bon travailleur, mais encore un fils chéri. L’inclination d’Ulla se manifestait aussi de plus en plus. Souvent, quand Elis allait à l’ouvrage et qu’il y avait quelque danger, elle le priait, elle le conjurait, les larmes aux yeux, de se bien garder de toute imprudence. Et quand il revenait, elle sautait joyeusement à sa rencontre, et avait toujours de l’ale bien brassée et un bon plat tout prêts, pour le restaurer.

Le cœur d’Elis trembla de joie quand un jour Pehrson Dahlsjœ lui dit que, puisqu’il avait apporté une somme assez considérable, il parviendrait, avec le secours de son application et de ses économies, devenir propriétaire d’une bergsfrælse, et que certainement alors aucun propriétaire de mines ne lui refuserait la main de sa fille s’il la demandait. Il aurait voulu déclarer de suite qu’il idolâtrait Ulla, et qu’il avait placé tout l’espoir de sa vie dans sa possession. Mais une crainte invincible lui ferma la bouche. D’ailleurs Ulla partageait-elle son amour ? il le pressentait parfois, mais il était encore en proie à une incertitude qui l’empêchait de s’expliquer.

Il arriva un jour qu’Elis travaillait tout an fond du puits, enveloppé dans une fumée épaisse de soufre, de sorte que sa lampe ne répandait qu’un faible jour et qu’il pouvait à peine distinguer les filons des roches. Tout à coup il entendit frapper dans un puits encore inférieur, comme si quelqu’un y eût travaillé avec le marteau. Comme un tel travail n’était guère possible à cette profondeur et qu’Elis savait que personne n’était descendu avant lui, parce que le maître mineur avait employé ses gens ailleurs, ces coups lui causèrent une certaine surprise, il laissa reposer son marteau, et écouta attentivement le son creux des coups, qui se rapprochaient toujours de plus en plus. Tout à coup il aperçut à ses côtés une ombre noire ; au moment où un coup de vent écartait la vapeur du soufre il reconnut le vieux mineur de Gœthaborg.

— Bonne chance !14 s’écria le vieillard ; bonne chance ! Elis Frœbom, ici-bas, au milieu des roches ! Eh bien, comment trouves-tu ce genre de vie, mon camarade ?

Elis voulait lui demander de quelle manière singulière il était entré dans le puits ; mais le vieillard frappa de son marteau sur la pierre avec une telle force que les étincelles en jaillirent et que l’écho en fut répercuté comme un éclat de tonnerre.

— Voilà un excellent trapp, s’écria-t-il d’une voix formidable ; mais toi, misérable coquin, tu n’y vois qu’un méchant trumm qui ne vaut pas un brin de paille.15 Ici-bas, tu es une taupe aveugle, dont le prince des métaux restera toujours l’ennemi ; et en haut tu ne peux rien faire non plus. Eh ! tu voudrais obtenir pour femme la fille de Pehrson Dahlsjœ ? voilà pourquoi tu travailles ici sans l’ombre d’une pensée et sans amour pour ton métier. Prends garde, faux compagnon, que le roi des métaux, que tu railles, ne te saisisse et ne te renverse de façon à te briser les membres en mille morceaux. Jamais Ulla ne sera ta femme, je te le dis !

Ces paroles enflammèrent la colère d’Elis.

— Que fais-tu ici, cria-t-il, dans le puits de mon maître Pehrson Dahlsjœ, où je travaille de toutes mes forces et ainsi que mon état le demande ? Va-t’en par où tu es venu, ou bien nous verrons qui de nous deux brisera le premier le crâne de l’autre.

En disant ces mots, Elis se plaça d’un air menaçant devant le vieillard, et leva en l’air le marteau avec lequel il avait travaillé. Le vieillard partit d’un éclat de rire moqueur, et Elis le vit avec effroi sautiller comme un écureuil sur les marches de l’escalier, et disparaître entre les pierres.

Elis se sentit paralysé de tous ses membres ; incapable de se remettre à la besogne, il remonta. Le vieux maître mineur s’écria en le voyant :

— Au nom du Christ, que t’est-il arrivé, Elis ? tu es pâle et défait comme la mort ? N’est-ce pas ? la vapeur du soufre, à laquelle tu n’es pas encore habitué, est la cause de ton malaise ? Bois, mon enfant, cela te fera du bien.

Elis but un bon coup d’eau-de-vie dans la bouteille que le maître mineur lui présenta ; et, fortifié par cette libation, raconta tout ce qui lui était arrivé dans la mine, et comment il avait fait la connaissance du mystérieux mineur.

Le maître mineur l’écouta tranquillement et secoua la tête d’un air pensif :

— Elis Frœbom, dit-il, c’est le vieux Torbern que tu as rencontré ; et je vois bien maintenant que ce qu’on raconte de lui est plus qu’une tradition sans fondement.

Il y a plus de cent ans, il vivait ici à Falun un mineur, nommé Torbern. Il doit avoir été l’un des premiers qui firent fleurir le travail des mines à Falun ; et, de son temps, l’exploitation rapportait beaucoup plus que de nos jours. Personne ne s’y entendait aussi bien que Torbern, qui, profondément versé dans les sciences, présidait à l’exploitation de toutes les mines de Falun. Comme s’il eût été doué d’un pouvoir surnaturel, les mines les plus riches se découvraient à lui. Ajoutez à cela que c’était un homme sombre, toujours absorbé dans ses pensées ; n’ayant ni femme ni enfant, et, pour ainsi dire, sans feu et sans lieu, il vivait dans les usines de Falun sans jamais remonter à la lumière du jour et fouillait sans cesse dans les noires cavernes.

Voilà pourquoi l’on se dit bientôt à l’oreille qu’il avait fait un pacte avec la puissance mystérieuse qui règne dans le fond de la terre et y prépare des métaux. Torbern prédisait continuellement qu’il arriverait des malheurs si les mineurs ne se sentaient poussés au travail par un véritable amour pour les pierres et les beaux métaux ; sans prendre garde à ses exhortations, par avidité et désir de lucre, on élargissait toujours les puits ; enfin, le jour de la Saint-Jean 1678 arriva le terrible éboulement qui produisit notre énorme bure, et en même temps dévasta tellement toutes nos constructions que maint puits ne put être rétabli qu’à force de peine et de travail.

L’on n’entendit et l’on ne vit plus Torbern, et il parut certain qu’il avait été tué par l’éboulement. Bientôt après, le travail alla de mieux en mieux, et les travailleurs prétendaient avoir vu le vieux Torbern qui leur donnait toutes sortes de bons conseils et leur montrait les plus riches veines. D’autres jeunes gens vinrent ici, comme toi, prétendant qu’un vieux mineur les avait exhortés à se faire mineurs et les avait envoyés à Falun. Ceci arriva toujours quand on manquait d’ouvriers ; il était donc probable que le vieux Torbern avait encore de la sollicitude pour le travail des mines. Si maintenant tu as réellement conversé avec le vieux Torbern, et qu’il t’ait parlé d’un excellent trapp, il est sûr que nous y trouverons une riche mine de fer que nous chercherons demain.

Quand Elis Frœbom, agité de différentes pensées, rentra dans la maison de Pehrson Dahlsjœ, Ulla ne vint pas amicalement à sa rencontre comme à l’ordinaire. Le regard baissé et, comme Elis crut s’en apercevoir, les yeux rouges de pleurs, Ulla était assise près d’un jeune homme qui tenait sa main dans la sienne, et s’efforçait de lui dire des choses aimables auxquelles Ulla ne faisait guère attention.

Pehrson Dahlsjœ entraîna dans une autre chambre Elis, qui, saisi d’un sombre pressentiment, regardait le couple d’un œil fixe.

— Maintenant, Elis, lui dit-il, tu seras bientôt à même de me prouver ta fidélité et ton amour ; car, si jusqu’à présent je t’ai traité comme mon enfant, tu vas l’être aujourd’hui tout à fait. Le monsieur que tu vois chez moi est le riche négociant Eric Olawsen de Gœthaborg. Sur sa demande, je lui donne ma fille en mariage ; il ira avec elle à Gœthaborg, et alors tu resteras seul avec moi pour être mon unique soutien dans ma vieillesse. Eh bien ! Elis, tu ne dis rien ? tu pâlis ; j’espère que ma résolution ne te déplaît pas et que tu ne veux pas me quitter ainsi dans un moment où ma fille m’abandonne ; mais je m’entends nommer, M. Olawsen m’appelle, il faut que j’aille auprès de lui.

À ces mots, Pehrson rentra dans la première pièce.

Elis sentait sa poitrine déchirée par mille poignards brûlants. Il n’avait ni paroles ni larmes. Dans une désespoir affreux, il sortit en courant de la maison et ne s’arrêta que devant la grande bure. Si ces crevasses offraient pendant le jour un aspect terrible, la nuit, à une heure où la lune n’éclairait encore que faiblement, on eût cru qu’un nombre immense de monstres vomis par l’enfer se vautraient et se roulaient sur le sol fumant, regardaient au-dessus d’eux avec des yeux flamboyants et étendaient leurs griffes gigantesques pour torturer la pauvre race humaine.

— Torbern ! Torbern ! s’écria Elis d’une voix terrible qui réveilla les échos