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Une telle vision, selon le vieux marin, annonce une mort prochaine dans les eaux ; et, en effet, bientôt après, il tomba par mégarde du pont dans la mer, où il disparut avant qu’on eût pu le sauver.

Elis y pensait, car ce gouffre s’offrait à lui comme le fond de la mer mis à sec, et les pierres noires, les scories rouges et bleuâtres comme des monstres hideux qui tendaient vers lui leurs bras de polypes.

Il arriva que justement quelques mineurs parurent hors du puits. Dans leurs sombres costumes, avec leurs figures noires et brûlées, ils avaient l’air de gnomes difformes, sortis avec peine de l’intérieur de la terre pour se frayer un chemin à sa surface.

Elis se sentit pénétré d’un frisson mortel, et, ce qui n’était jamais arrivé au marin, un vertige le prit ; c’était comme si des mains invisibles l’eussent entraîné dans le gouffre.

Les yeux fermés, il s’éloigna de quelques pas en courant, il redescendit le mont Guffris, et regarda de nouveau le ciel pur et noyé dans la lumière. Ce fut alors seulement, à distance de la bure, que se dissipa la terreur causée par cet épouvantable aspect. Il respira de nouveau librement, et s’écria du fond de son âme :

— Ah ! seigneur de ma vie, que sont toutes les horreurs de la mer comparées à celles de ces rocs crevassés et déserts ? que la tempête gronde, que les nuages noirs descendent au sein des vagues mugissantes, le beau et magnifique soleil reparaît toutefois, et devant sa face riante se tait ce terrible fracas : mais jamais son regard ne pénètre dans ces cavernes noires, jamais un frais souffle du printemps ne rafraîchit là-bas la poitrine. Non, je ne m’associerai pas à vous, noirs vers de terre, jamais je ne saurais m’accommoder de votre triste vie !

Elis résolut de passer la nuit à Falun et de reprendre le lendemain matin de bonne heure le chemin de Gœthaborg.

Arrivé sur le marché, appelé helsingtorget, il trouva une quantité de peuple rassemblé.

Une longue procession de mineurs, en grande tenue, des flambeaux des mines à la main, des musiciens en tête, s’arrêtait devant une maison de belle apparence. Un homme d’une taille haute et svelte, entre deux ages, en sortit, et regarda autour de lui avec un sourire affable. À son maintien aisé, à son front ouvert, à ses yeux brillants d’un bleu foncé, il était impossible de méconnaître un véritable Dalécarlien. Les mineurs firent un cercle autour de lui ; il leur secoua cordialement la main, et dit à chacun d’eux quelques paroles amicales.

Aux questions d’Elis Frœbom, on répondit que cet homme était Pehrson Dahlsjœ, maître des mesures, aldermann13 et possesseur d’une belle bergsfrælse près de la montagne appelée Stora-Kopparberg. On nomme bergsfrælse en Suède des biens de campagne concédés autrefois pour encourager l’exploitation des mines de cuivre et d’argent. Les possesseurs de ces frælsen avaient une portion des mines qu’ils étaient chargés d’exploiter.

On raconta encore à Elis qu’aujourd’hui-même le bergsting (jour d’audience) était fini et qu’alors les mineurs en corps faisaient des visites au propriétaire des mines, au maître des forges et aux aldermen, et que partout on les accueillait hospitalièrement.

Elis, en regardant ces hommes beaux et vigoureux, dont les figures respiraient la joie et la liberté, ne songea plus aux vers de terre de la grande bure. La franche gaieté qui, lorsque Pehrson Dahlsjœ se montra, se manifesta dans tout le cercle, était d’une tout autre nature que la joie bruyante et sauvage des marins au hœnsning.

La manière de se réjouir des mineurs entra profondément dans le cœur du silencieux et sérieux Elis. Il se sentit indiciblement à son aise, et il put à peine s’empêcher de verser des larmes d’émotion quand les jeunes mineurs entonnèrent une vieille chanson, dont l’air simple allait au cœur. Elle avait pour sujet les bienfaits de l’exploitation des mines.

La chanson finie, Pehrson Dahlsjœ ouvrit la porte de sa maison, et tous les mineurs y entrèrent. Elis les suivit involontairement, de sorte qu’il put voir le spacieux corridor, où les mineurs se placèrent sur des bancs. Un bon repas était préparé sur la table.

La porte en face d’Elis s’ouvrit, et il en sortit une belle jeune fille ornée d’habits de fête. Elle était d’une taille svelte et élancée ; ses cheveux noirs étaient réunis en tresses sur le sommet de sa tête ; des agrafes d’or attachaient son beau corsage. Elle s’avança dans toute la grâce de la florissante jeunesse.

Tous les mineurs se levèrent, et un doux murmure de joie parcourut leurs rangs.

— C’est Ulla Dahlsjœ ! Dieu a béni notre brave aldermann en lui donnant cette belle, pieuse et céleste enfant.

Les yeux des plus vieux mineurs eux-mêmes rayonnèrent quand Ulla leur offrit sa main comme aux autres pour les saluer. Puis elle apporta des cruches d’argent, y versa d’excellente ale, telle qu’on n’en prépare qu’à Falun ; et les présenta aux pieux invités. Le rayon divin de l’innocence la plus naïve dorait sa gracieuse figure.

Aussitôt qu’Elis aperçut la jeune vierge, il lui sembla qu’un éclair était tombé dans son âme, et enflammait la joie céleste, la douleur d’amour, la passion qui y couvaient. C’était Ulla Dahlsjœ, c’était elle qui, dans son rêve fatal, lui avait tendu une main secourable ; il crut comprendre maintenant la signification profonde de ce rêve, et, oubliant le vieux mineur, bénit le sort qui l’avait amené à Falun.

Mais ensuite, se tenant sur le seuil de la porte, il se sentit indifférent à tout, misérable, délaissé, sans consolation ; il désira être mort avant d’avoir vu Ulla Dahlsjœ puisqu’il était condamné à mourir d’amour et de tendres désirs. Il ne pouvait détourner ses yeux de dessus la jeune fille, et quand elle passa près de lui, il l’appela par son nom d’une voix douce et tremblante.

Ulla jeta un coup d’œil autour d’elle et aperçut le pauvre Elis, qui, la figure couverte d’un incarnat brûlant, se tenait là, les regards baissés, pétrifié, incapable de proférer une seule parole.

Ulla s’approcha de lui et lui dit avec un doux sourire :

— Vous êtes étranger, mon ami ; je le vois bien à votre costume de marin ! Eh ! mais, pourquoi restez-vous donc comme cela sur le seuil ? Entrez, et réjouissez-vous avec les autres !

À ces mots, elle le prit par la main, l’entraîna dans le corridor, et lui présenta une cruche remplie d’ale.

— Buvez, dit-elle, mon cher ami, et soyez le bienvenu.

Elis croyait se trouver dans le délicieux paradis d’un rêve enchanteur dont il allait trop tôt se réveiller pour se sentir doublement malheureux. Il vida la cruche sans savoir ce qu’il faisait. Dans ce moment Pehrson Dahlsjœ s’approcha de lui, et après lui avoir secoué cordialement la main, lui demanda d’où il venait et ce qui l’avait amené à Falun.

Elis sentit dans toutes ses veines l’effet réconfortant de la forte boisson. Regardant les yeux du brave Pehrson, il recouvra sa gaieté et son courage. Il lui raconta comment, fils d’un marin et toujours sur mer depuis son enfance, il était revenu des Indes ; comment il n’avait plus retrouvé sa mère, qu’il avait entretenue et soignée avec sa paye.

Il dit qu’il se sentait maintenant seul au monde, qu’il était dégoûté de la vie vagabonde des matelots ; qu’une inclination profonde le poussait vers l’état de mineur, et qu’il s’efforcerait de trouver à Falun même une place de garçon mineur. Il ajouta ces dernières paroles, si contraires à tout ce qu’il venait de résoudre quelques moments auparavant, presque sans le vouloir, et comme s’il eût fait connaître à Pehrson le plus ardent de ses désirs, auquel seulement il n’avait pu croire lui-même jusqu’alors.

Pehrson Dahlsjœ regarda le jeune homme d’un air sérieux, comme s’il eût cherché à lire dans son âme.

— Je ne présume pas, Elis Frœbom, répliqua-t-il, que la légèreté seule vous éloigne de votre état, et que vous n’ayez pas mûrement réfléchi à toutes les peines et fatigues du travail dans les mines avant d’avoir pris la résolution de vous y consacrer.

Il y a une ancienne croyance parmi nous : c’est que les puissants éléments au milieu desquels travaille le hardi mineur, l’anéantissent s’il ne fait tous ses efforts pour maintenir l’autorité qu’il a sur eux, s’il cède à d’autres pensées capables d’affaiblir ses forces, qui doivent être vouées sans partage au travail dans la terre et le feu. Si vous avez suffisamment mis à l’épreuve votre vocation et que vous l’ayez trouvée bien établie, vous êtes venu dans un bon moment. Dans la portion de mine qui m’appartient, je manque d’ouvriers. Si vous le pouvez, si vous le voulez, restez de suite chez moi et commencez demain votre travail sous la direction du maître mineur.

Le cœur d’Elis s’épanouit à ce discours de Pehrson Dahlsjœ. Il ne pensa plus aux horreurs du gouffre infernal qu’il avait vu. Ce qui remplissait son âme de bonheur et de délices, c’était l’idée de demeurer avec la belle Ulla sous le même toit, et de la voir tous les jours : il s’abandonna aux plus douces espérances.

Pehrson Dahlsjœ dit aux mineurs qu’un nouvel ouvrier s’était proposé pour travailler dans les mines, et leur présenta Elis Frœbom.

Tous regardèrent avec plaisir le vigoureux jeune homme, et dirent que, son corps étant souple et fort, il était en quelque sorte né pour être mineur, et que certainement il ne manquerait ni d’application ni de piété.

Un des mineurs, déjà vieux, s’approcha et lui secoua cordialement la main, en disant qu’il était le maître mineur dans la mine de Pehrson Dahlsjœ, et qu’il prendrait soin d’instruire le néophyte de tout ce que comportait son nouvel état. Elis s’assit près de lui, et le vieillard commença tout de suite à parler longuement des premiers travaux des ouvriers, en lui versant de fréquentes libations d’ale mousseuse.

Elis se rappela le vieux mineur de Gœthaborg, et sut répéter presque tout ce qu’il lui avait dit.

— Eh ! s’écria le maître mineur tout étonné, où avez-vous donc puisé tant de belles connaissances ? Vous ne manquerez pas sous peu d’être le meilleur ouvrier des mines.

La belle Ulla, en se promenant parmi les convives et veillant à remplir leurs verres et leurs assiettes, sourit souvent à Elis, et l’engagea à se réjouir.

— Maintenant, lui dit-elle, vous n’êtes plus étranger : vous appartenez à notre maison, et non pas à la mer trompeuse ; non ! Falun avec ses riches montagnes est votre patrie.

À ces paroles d’Ulla, tout un ciel de délices et de félicité s’ouvrit au jeune homme. On voyait bien qu’Ulla s’arrêtait volontiers auprès de lui et Pehrson Dahlsjœ