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avaient été déjà révélée dès sa plus tendre enfance par des pressentiments mystérieux.

— Je vous ai, dit enfin le vieillard, montré toute la magnificence d’un état pour lequel la nature semble vous avoir destiné. Maintenant consultez-vous vous-même, et faites ensuite ce que votre sens intérieur vous ordonnera.

À ces mots, le vieux mineur se leva vivement et partit sans saluer Elis, et même sans se retourner vers lui. Bientôt il disparut à ses regards.

Pendant ce temps, tout était devenu tranquille dans la taverne. La force de l’ale et de l’eau-de-vie avait triomphé. Quelques-uns des matelots étaient partis furtivement avec leurs maîtresses ; d’autres étaient couchés dans des coins et ronflaient. Elis, qui ne pouvait pas retourner dans son domicile habituel, demanda et obtint une petite chambre à coucher.

À peine, fatigué et brisé comme il était, se fut-il étendu sur sa couchette, que le songe agita sur lui ses ailes.

Il lui semblait voguer à pleines voiles dans un beau vaisseau sur la mer polie comme un miroir ; au-dessus de lui s’arrondissait un ciel couvert de nuages sombres. Mais quand il regarda dans les eaux, il reconnut bientôt que ce qu’il avait pris pour la mer était une masse compacte, diaphane, étincelante, dans les rayons de laquelle le vaisseau s’abîma miraculeusement. Il se trouva donc sur un plancher de cristal, et vit au-dessus de sa tête une voûte de gangue noire et brillante. Ce qu’il avait pris pour le ciel nuageux était une gangue immense.

Poussé par une force inconnue, il s’avança ; mais en ce moment tout tourna autour de lui, et, comme des vagues onduleuses, surgirent de merveilleuses plantes de métal étincelant, qui, du fond des gouffres les plus impénétrables, élevaient leurs fleurs et leurs feuilles, et les entrelaçaient en groupes charmants. Le sol sur lequel elles reposaient était si transparent, qu’Elis pouvait apercevoir distinctement leurs racines.

Mais bientôt, son regard pénétrant toujours plus avant, il aperçut tout en bas de belles vierges sans nombre, qui formaient une chaîne de leurs bras blancs enlacés. C’était de leurs cœurs que sortaient ces racines, ces fleurs et ces plantes, et, quand ces vierges souriaient, une douce mélodie remplissait la voûte, et les merveilleuses fleurs de métal s’élançaient joyeusement à une plus grande hauteur.

Un sentiment indéfinissable de douleur et de volupté saisit le jeune homme ; un monde d’amour, de désir profond et ardent, s’ouvrit dans son âme.

— En bas ! en bas ! vers vous ! s’écria-t-il ; et il se jeta, les bras étendus, sur le sol. Le sol céda, et Elis se sentit nager comme dans un éther radieux.

— Eh bien, Elis Frœbom, comment te trouves-tu au milieu de ces splendeurs ?

Ainsi cria une voix tonnante. Elis aperçut près de lui le vieux mineur ; mais plus il le regardait, plus le vieillard prenait des forces colossales, et il finit par devenir un géant de métal fondu.

Elis n’était pas sans crainte ; mais à l’instant une lueur soudaine, sortie du gouffre comme un éclair, lui montra la figure grave d’une femme puissante. Elis sentit la joie de son cœur se changer progressivement en angoisse terrible. Le vieillard l’avait pris dans ses bras et s’écriait :

— Prends garde à toi, Elis Frœbom, c’est la reine ; il t’est encore permis de tourner tes regards en haut.

Involontairement il redressa la tête, et vit que les étoiles du ciel de la nuit étincelaient à travers une crevasse de la voûte. Une voix douce, qui exprimait la désolation, l’appela par son nom. C’était la voix de sa mère. Il crut reconnaître sa figure en haut auprès de l’ouverture, mais il se trompait. C’était une belle jeune femme qui lui tendait la main tout en bas sous la voûte en l’appelant par son nom.

— Porte-moi en haut, cria-t-il au vieux mineur, j’appartiens au monde supérieur et à son beau ciel.

— Prends garde à toi, Frœbom, dit le vieillard d’une voix lugubre, reste fidèle à la reine laquelle tu as voué ton âme.

Pendant que le jeune homme regardait en bas dans la figure immobile de la puissante femme, il sentit que son être se confondait avec la gangue resplendissante. Il se sentit en proie à une anxiété sans nom, et se réveilla de ce rêve mystérieux, dont les délices et les horreurs résonnaient profondément dans son âme.

Après s’être remis non sans peine, Elis se dit à lui-même :

— Il n’en pouvait être autrement ; il fallait bien que je rêvasse toutes sortes de choses extraordinaires. Le vieux mineur m’en a tant débité sur les magnificences du monde souterrain, que j’en ai la tête toute remplie ; jamais de ma vie je n’ai rien senti de pareil. Mon rêve continuerait-il ? Mais non ! non ! je ne suis que malade ; le grand air, la fraîche brise de la mer me guériront !

Il se leva et courut au port de Klippa, où les joies du hœnsning reprenaient leur cours. Mais bientôt il s’aperçut que toute cette joie ne le touchait point, qu’il ne pouvait s’arrêter à aucune pensée, et que des pressentiments, des désirs indicibles, se croisaient dans son âme. Il pensa avec une profonde douleur à sa mère, puis il lui semblait qu’il désirait rencontrer un jour la jeune fille qui l’avait apostrophé si amicalement dans son rêve. Puis il craignait que, quand même il la rencontrerait dans telle et telle rue, ce ne fût que sous une apparence féminine dont le vieux mineur avait, sans savoir trop pourquoi, une secrète horreur. Et pourtant il aurait voulu l’entendre encore parler des merveilles des mines.

Agité par toutes ces pensées qui se pressaient et se heurtaient en lui, il regardait couler l’eau. Alors il lui semblait que les ondes argentées se consolidaient en mica étincelant, dans lequel les grands et beaux vaisseaux venaient se confondre ; et que les sombres nuages qui se montraient en ce moment au ciel serein s’abaissaient et se condensaient en voûte de pierre. Il était rendu à son rêve, il revoyait la figure sérieuse de la femme puissante, et l’agitation tumultueuse du désir le plus vif s’empara de nouveau de lui.

Ses camarades le tirèrent de ses rêveries ; ils le forcèrent à les suivre. Mais à cette heure il croyait entendre sans cesse une voix qui lui chuchotait à l’oreille :

— Que veux-tu-faire encore ici ? va-t’en ! va dans les mines de Falun : c’est là que tu trouveras ta patrie. Là tu trouveras toute cette magnificence que tu as vue dans tes rêves. Va, va à Falun !


II

Pendant trois jours Elis Frœbom erra dans les rues de Gœthaborg, sans cesse poursuivi des images mystérieuses de son âme, sans cesse exhorté par la voix inconnue.

Le quatrième jour, il se trouva sous la porte de la ville qui conduit à Gèfle10. Un homme de grande taille y passa devant lui. Elis crut avoir reconnu le vieux mineur, et, se sentant irrésistiblement entraîné, il le suivit sans l’atteindre.

Il marcha sans relâche.

Elis savait très bien qu’il était sur la route de Falun, ce qui le tranquillisait singulièrement ; car il était sûr que la voix de la Providence lui avait parlé par la bouche du vieux mineur qui le conduisait au lieu de sa destination.

En effet, il vit parfois, surtout quand il ne savait pas bien quel chemin prendre, sortir le vieillard d’un ravin, d’un buisson épais, d’un haut monceau de pierres, marcher devant lui sans regarder derrière, et disparaître subitement.

Enfin, après plusieurs jours de fatigant pèlerinage, Elis apperçut dans le lointain deux lacs, entre lesquels s’élevait une épaisse fumée. À mesure qu’il gravissait la hauteur occidentale, il distinguait à travers la fumée quelques tours et des toits noircis. Le vieillard se plaça devant lui, grand comme un géant, indiqua du bras droit la fumée, et disparut entre les rochers.

— C’est Falun ! s’écria Elis, c’est le but de mon voyage !

Il avait raison, car des gens qui passaient lui confirmèrent que la ville de Falun était située là entre les lacs de Runn et de Warpann, et qu’il gravissait le Mont-Guffris où se trouve la bure11 des mines de cuivre.

Elis Frœbom s’avança gaiement ; mais quand l’immense gouffre infernal s’étendit à ses pieds, il sentit son sang se glacer dans ses veines, et demeura interdit à l’aspect de cette horrible scène de dévastation.

Comme on le sait, la bure de la mine de Falun est longue de douze cents pieds, large de six cents et profonde de cent quatre-vingts. Les parties latérales descendent d’abord perpendiculairement ; puis leur pente est adoucie vers le milieu de la profondeur par des décombres et un amas de pierres d’où l’on a extrait le métal. On voit en ces lieux le cuvelage12 d’anciens puits construits avec des troncs d’arbres énormes, empilés et serrés les uns sur les autres, et emboîtés ensemble par les deux bouts à l’instar de ceux qui entrent dans la construction des forts de bois ordinaires. Aucun arbre, aucune verdure ne germe sur ces pierres nues et morcelées ; et des masses de rochers dentelés se dressent au-dessus, affectant mille formes fantastiques, semblables tantôt à de gigantesques animaux pétrifiés, tantôt à des colosses humains. Dans le précipice gisent pêle-mêle, avec une confusion sauvage, des pierres, des scories, du métal consumé par le feu, et une vapeur de soufre éternelle et suffocante monte de la profondeur immense, comme si l’on cuisait en bas une potion infernale dont les exhalaisons empoisonnées flétrissent la robe verte et riante de la nature. On serait tenté de croire que c’est ici que Dante est descendu pour voir l’inferno avec tous ses tourments et toutes ses terreurs désespérées.

Quand Elis plongea ses regards dans ce vaste gouffre, il se rappela ce que, longtemps auparavant, le vieux pilote de son vaisseau lui avait raconté.

Celui-ci, dans un accès de fièvre, avait cru voir s’écouler entièrement les eaux de l’Océan et s’ouvrir sous lui l’immense abîme. Alors il avait pu contempler les monstres hideux des mers qui, s’enlaçant affreusement, s’étaient roulés entre des masses de rochers étranges jusqu’à ce qu’ils fussent restés morts, la gueule béante.