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LES MINES DE FALUN1
Conte suédois
I

Par un beau jour de juillet resplendissant des feux du soleil, une foule nombreuse couvrait les quais de Gœthaborg2. Un riche vaisseau marchand de la compagnie des Indes orientales, revenant de son lointain voyage après une heureuse traversée, avait jeté l’ancre dans le port de Klippa, et laissait joyeusement flotter dans l’azur des cieux ses longues banderoles et son pavillon suédois. Cependant des centaines de barques, de nacelles et de canots surchargés de marins qui poussaient des cris d’allégresse fendaient les ondes claires et argentées de la Gœthaëlf3 ; et les canons du fort de Masthuggetorg envoyaient à la mer le tonnerre de leurs saluts retentissants.

Messieurs de la compagnie des Indes se promenaient sur le quai, et calculaient, la figure radieuse, les riches bénéfices qui leur revenaient. Leur cœur s’épanouissait en voyant que leur entreprise hasardeuse se consolidait d’année en année, et qu’un commerce étendu rendait de plus en plus florissante la bonne ville de Gœthaborg. Chacun regardait avec plaisir ces braves négociants et partageait leur ivresse ; car leur gain apportait dans la cité une sève et une vigueur nouvelles et en augmentait le mouvement et l’activité.

L’équipage du vaisseau, fort de près de cent cinquante hommes, débarquait dans une multitude de chaloupes expressément consacrées à ce service ; et s’apprêtait à célébrer son hœnsning. Ainsi s’appelle la fête donnée en pareille occasion par tout l’équipage, et qui dure souvent plusieurs journées. Des musiciens, vêtus chacun d’un costume différent, bizarrement accoutrés, ouvraient la marche au son des violons, des flûtes, des hautbois et des tambours, qu’ils battaient violemment, pendant que d’autres entonnaient toutes sortes de joyeuses chansons. Les matelots suivaient deux à deux. Les uns, ayant leurs vestes et leurs chapeaux chamarrés de rubans de diverses couleurs, agitaient en l’air des banderoles ; d’autres dansaient ; tous faisaient au loin retentir les airs d’éclatants cris de joie.

Ainsi le cortége alla des quais aux faubourgs, jusqu’à celui de Haga, où l’on se proposait de faire bombance dans un gæstgifvaregard4.

Là coula par torrents la meilleure bière, et l’on vida bumper sur bumper5 ; comme il arrive toujours quand des marins reviennent de longs voyages, nombre de jolies fillettes se joignirent à ceux-ci. La dusse commença ; la gaieté générale s’accrut par degrés, les clameurs devinrent plus folles et plus sauvages.

Un seul marin, beau jeune homme à la taille élevée, qui comptait vingt ans à peine, s’était secrètement éloigné de cette scène de tumulte, et s’était assis sur un banc, près de la porte de l’auberge.

Quelques matelots s’approchèrent de lui, et l’un d’eux s’écria en riant à gorge déployée :

— Elis Frœbom ! Elis Frœbom ! es-tu donc retombé dans ta folle mélancolie ? perds-tu encore ton temps à de sottes pensées ? Écoute, Elis, si tu ne prends point part à notre hœnsning, tu feras mieux de quitter tout à fait le service. Au reste, tu ne seras jamais un bon marin. Tu as du courage, c’est vrai ; tu es brave dans les dangers, mais tu ne peux pas boire ; et tu aimes mieux garder tes ducats dans ta poche que de les jeter à ces rats de terre qui nous hébergent. Bois, gaillard que tu es ! ou le diable marin Næcken et tout le Troll se jetteront sur toi.6

Elis Frœbom se leva aussitôt, jeta sur le matelot des yeux étincelants, prit la coupe remplie d’eau-de-vie jusqu’au bord, et la vida d’un seul trait.

— Tu vois, Jœns, dit-il ensuite, que je puis boire comme un de vos vaillants ivrognes, et le capitaine décidera si je suis un bon marin. Mais maintenant, mets un frein à ta méchante langue, et file ton nœud ! votre délire sauvage me répugne. Ce que je fais ici ne vous regarde point.

— Eh ! répliqua Jœns, tu es Néricien7 de naissance, et les Nériciens sont tristes et mélancoliques. Attends un peu, Elis, je vais t’envoyer quelqu’un qui te fera lever de ce banc ensorcelé sur lequel le Næcken t’a placé.