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ABAILARD


de son ressentiment dans le monastère d’Argenteuil, où elle avait été élevée. Fulbert, s’imaginant qu’Abailard voulait faire Héloïse religieuse pour s’en débarrasser, aposta des gens qui entrèrent dans la chambre d’Abailard pendant la nuit, et le privèrent de ce qui avait été la source de quelques plaisirs passagers et de longues souffrances. Cet époux infortuné alla cacher son chagrin dans l’abbaye de Saint-Denis, où il se fit religieux. Héloïse prenait en même temps le voile à Argenteuil, moins en chrétienne qui se repent qu’en amante désespérée. Dans le moment où elle allait recevoir l’habit religieux, elle récita ces vers que Lucain (Pharsal., VIII, 94) met dans la bouche de Cornélie :

 
O maxime conjux,
O thalamis indigne meis, hoc juris habebit
In tantum fortuna caput ! Cur impia nupsi.
Si miserum factura fui ? Nunc accipe pœnas,
Sed quas sponte luam.

Cependant les disciples d’Abailard priaient leur maître de reprendre ses leçons publiques : il céda à leurs instances, et ouvrit d’abord son école à Saint-Denis, et ensuite à Saint-Ayoul près de Provins. L’affluence des étudiants y fut si grande, que plusieurs auteurs en font monter le nombre jusqu’à trois mille. Les succès d’Abailard réveillèrent la jalousie des autres maîtres. Soit zèle, soit vengeance, ils se déclarèrent unanimement contre les doctrines développées dans son Introduction à la Théologie, et obtinrent de l’évêque de Préneste, légat du pape en France, la convocation du concile de Soissons en 1121. Accusé d’avoir établi trois Dieux au lieu d’un dans le dogme de la Trinité, il remit son livre entre les mains de ses adversaires, en les sommant de lui indiquer le passage qui pourrait justifier une pareille hérésie. À cette interpellation, tout le monde garda d’abord le silence ; enfin l’un des assistants se hasarda de dire qu’il résultait d’un passage qu’une seule des trois personnes était toute-puissante dans la sainte Trinité. À ces mots, il s’éleva dans l’assemblée une immense clameur, qui empêcha l’accusé de se faire entendre. Pour toute réponse, il se mit à réciter le Credo de saint Athanase ; mais le tumulte augmenta au point d’étouffer la voix de ce dialecticien redouté. Abailard pleura d’indignation et de rage, et, sans avoir pu se défendre, il fut condamné à passer quelques jours en prison, et à jeter lui-même son livre au feu. Après sa mise en liberté, il reprit son enseignement ; mais il eut bientôt de nouveaux démêlés avec des moines vindicatifs et ignorants. Ceux-ci voulaient faire remonter l’origine de leur abbaye au célèbre Denis l’Aréopagite : Abailard leur prouva par les témoignages historiques, par une citation de Bède le Vénérable, l’impossibilité de la chose. La querelle s’échauffait de part et d’autre, lorsque, sur un avis charitable qu’on le menaçait de le dénoncer au roi comme portant atteinte à l’illustration de l’abbaye de Saint-Denis, Abailard jugea prudent de s’éloigner. Il se réfugia dans les États du comte de Champagne, et vint, en 1122, construire lui-même près de Nogent-sur-Seine, dans un lieu désert, aux bords de l’Ardusson, un oratoire de chaume et de roseaux, et lui donna le nom de Paraclet, ou Consolateur (de παράκλητοζ, épithète du Saint-Esprit). Il s’y cacha seul avec un clerc, et répétant ces mots du psaume : « Voilà que j’ai fui au loin, et j’ai demeuré dans la solitude. » Mais on connut bientôt sa retraite : le maître Pierre (c’est le nom par lequel on désignait communément Abailard) vit accourir une nouvelle génération d’écoliers. « Les cités et les châteaux furent désertés pour cette Thébaïde de la science. Des tentes se dressèrent autour de lui ; des murs de terre couverts de mousse s’élevèrent pour abriter de nombreux disciples qui couchaient sur l’herbe, et se nourrissaient de mets agrestes et de pain grossier. Comme saint Jérôme au milieu des déserts de Bethléem, il se plaisait à ce contraste d’une vie rude et champêtre, unie aux délicatesses de l’esprit et aux raffinements de la science[1]. »

On a peu de détails sur cette école du Paraclet, sur cette académie de scolastique au milieu des champs. L’enseignement du philosophe n’avait sans doute point changé de caractère ; le soupçon et la défiance ne cessèrent de poursuivre ses succès. Ainsi on lui fit un crime de ce nom du Saint-Esprit gravé au fronton de la chapelle qu’il avait élevée, la coutume étant de vouer les églises à la Trinité entière, ou au Fils seul entre les personnes divines. On voulut voir dans ce choix inusité une arrière-pensée, et l’aveu détourné d’une doctrine particulière sur la Trinité. En tout cas, c’était une nouveauté, et elle venait d’un homme de qui toute nouveauté était suspecte. Avec les progrès de son établissement, les préjugés hostiles se ranimaient contre lui. Parmi les nouveaux adversaires d’Abailard, le plus formidable était saint Norbert, qui fonda en 1120, dans la solitude de Prémontré, près de Laon, l’ordre des chanoines réguliers, et surtout saint Bernard, abbé de Clairvaux. Clairvaux n’était pas à une grande distance du Paraclet. « Il n’y avait pas dix ans que saint Bernard, quittant Citeaux par l’ordre de son abbé, était descendu avec quelques religieux dans ce vallon sauvage, pour y fonder un monastère. En peu de temps il avait réuni dans ce lieu, nommé d’abord la vallée d’Absinthe, et sous la loi d’une vie sévère et d’une piété ardente, de sombres cénobites, qui tremblaient devant lui de vénération, de crainte et d’amour. Il avait créé là une institution qui, sans être illettrée ni grossière, contrastait singulièrement avec l’esprit indépendant et raisonneur du Paraclet. Clairvaux renfermait une milice active et docile, dont les membres

  1. Abailard, Epist. I, p. 28. — M. de Rémusat, Abélard, t. I, p. 108.