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Cet auteur si fécond fait partir chaque année pour nos colonies un vaisseau chargé de romans ; on lui apporte en échange du sucre, du café et du cacao, dont on se défait encore plus aisément en France que d’un mauvais, et même d’un bon livre. Il est à craindre pour ce négociant littéraire que l’espoir du gain n’engage les autres auteurs à faire un pareil trafic. Les insipides brochures deviendraient alors aussi communes à la Martinique qu’à Paris, et ce commerce tomberait entièrement.

Combien de personnes n’ont d’autre mérite qu’un grand nom. Si on les dépouillait de leurs titres fastueux, que leur resterait-il en partage ? Le mépris public. On peut dire la même chose de certains livres : l’inscription qu’on voit sur le frontispice est tout ce qu’il y a de bon dans l’ouvrage. Les auteurs ont donc grand soin de choisir des titres propres à exciter la curiosité des lecteurs.

Une longue suite d’illustres ayeux, voilà ce qui fait la haute noblesse. On fait cas pareillement d’un livre à proportion du nombre de ses éditions. Un ouvrage qui a été imprimé seize fois est comme un gentilhomme qui compte seize quartiers. Aussi un auteur ne manque-t-il jamais de mettre à la tête de ses œuvres : Nouvelle édition, Dixième édition, quoique la première ne soit pas encore épuisée. Les personnes qui ne sont pas instruites de tous ces petits manéges s’imaginent bonnement que ce livre a eu une vogue étonnante ; elles ne manquent pas d’orner leur bibliothèque d’un meuble si précieux.

Ce sont aussi messieurs les libraires, qui entendent merveilleusement leurs intérêts. Un livre ne se vend-il pas ? Comptez qu’ils réussiront à s’en défaire. Un simple changement de titre va tirer un ouvrage de son obscurité. Témoin un livre inconnu qu’on vient d’intituler nouvellement : Liturgie ancienne et moderne. Avant qu’on se soit aperçu de la supercherie, on a eu le temps de débiter plusieurs exemplaires, et, jusqu’à ce qu’ils soient tous vendus, on a recours au même expédient, qu’on renouvelle dès que l’ouvrage vient à tomber en discrédit. De sorte qu’un livre, dans l’espace de quelques années, paraît quelquefois sous vingt titres différents.