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façon générale, il suit le cours de ses pensées, confiant dans le témoignage intérieur de l’esprit. Il ne se laisse non plus imposer par les savants : « Je n’ai point besoin de leurs formules ni de leur méthode (en parlant des philosophes, des astronomes et des théologiens), d’autant plus qu’ils ne m’ont rien appris ; j’ai un autre maître, qui est la nature entière. »

Böhme éprouve une vive indignation contre ceux qui enseignent que Dieu a élu à dessein certains hommes en vue de la béatitude et destiné les autres à la damnation. Si même saint Paul ou saint Pierre avaient écrit pareille chose, il ne le croirait pas. Dieu ne veut pas le mal ; il n’a pas non plus su à l’avance que les choses iraient comme elles vont. Et pourtant le mal doit nécessairement avoir sa racine en Dieu, créateur de toutes choses ! Cette racine du mal, c’est le moment négatif, le « fondement de l’enfer », — la partie en Dieu qui n’est pas Dieu, si par Dieu on entend seulement l’amour (non la colère). Et cependant, c’est bien un élément divin qui se sépare de l’harmonie originale — c’est « Dieu contre Dieu » ainsi que dit textuellement Böhme (Aurore, chap. xiv, § 72). Voilà pourquoi la lutte dont souffre le monde est si grave et si violente, des deux côtés combattent des forces divines ! De là la peur et les tourments qu’engendre la lutte et auxquels Böhme n’échappa qu’en se réfugiant dans la pensée que la divinité a un cœur, sans cesse actif pour repousser la dureté et l’amertume derrière leurs barrières.

Böhme fait valoir dans sa spéculation théologique cette vérité psychologique que l’involontaire précède le volontaire et en forme la base. Il trouve l’origine du mal non dans la volonté arbitraire de Dieu, mais dans le fond involontaire de la nature, qui devait renfermer différents éléments. Le grand saut qu’il faut faire pour passer de différence à conflit, de contraste à scission lui a échappé. Il ne peut expliquer comment naît l’orgueil de Lucifer. Ici, il raconte au lieu de fonder. Et pourtant sa pensée s’est risquée à une distance que la réflexion d’un homme profondément religieux n’ose explorer que rarement. Pour être conséquent, il faut le considérer par le côté théologique, comme il fait de Lucifer. Il a mis en jeu une « qualité » dangereuse, la pensée, et une fois que cette