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riche catholique de Venise rassemble à sa table un cercle d’amis pour converser sur différents sujets, parmi lesquels le problème religieux prend un moment la première place. Parmi les intéressés se trouvent, outre l’amphytrion, catholique, un Luthérien, un Calviniste, un Juif, un Mahométan, et deux hommes qui professent, chacun à sa manière, un théisme universel. La façon objective, dramatique, dont les différents points de vue sont présentés est remarquable. Seul, le luthérien est peut-être un peu laissé dans l’ombre ; en tous cas il ne brille pas par la sagacité. L’hôte ayant un jour mêlé aux pommes naturelles, mises sur la table, des pommes artificielles, le commensal luthérien est le seul à en prendre une et à mordre dedans à belles dents, sans rien remarquer d’anormal. L’hôte, qui s’autorise toujours de l’infaillibilité de l’Église, sans cependant être un fanatique, en tiré la morale suivante : si la vue, le plus subtil de nos sens, peut se tromper à ce point, comment l’esprit, qui est enchaîné aux sens, pourrait-il atteindre à la connaissance certaine des choses suprêmes ! Les points de vue une fois présentés, révélant en plusieurs passages une grande érudition, le dialogue finit sans conclusion proprement dite. Un chœur chante l’hymne : « Qu’il est noble, qu’il est beau de voir des frères demeurer en paix, côte à côte. » Là-dessus les convives s’embrassent et se séparent. « Dans la suite, ils pratiquèrent la piété et la loyauté avec une admirable concorde, en se fréquentant et en étudiant en commun ; mais ils ne discutèrent plus sur la religion, tout en observant chacun la leur dans une sainte vie. »

Bodin écrivit cet ouvrage dans sa soixante-troisième année, c’est-à-dire en 1593. Il ne fut pas imprimé, mais il se répandit en copies et était bien connu des savants des xviie et xviiie siècles. Il n’est pas rare qu’on en fasse mention, d’ordinaire avec la plus grande horreur. Quelques-uns seulement, comme Leibniz dans son âge mûr, exprimèrent le vœu de le voir éditer. Il ne le fut cependant qu’en 1841 par Guhrauer (en traduction un peu abrégée) ; il peut maintenant donner la mesure de ce que l’on était presque unanime à appeler impiété, il y a quelques siècles. Le livre a été publié complètement en latin par L. Noack (1857).