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temps pour se développer : ce n’est que lorsqu’il s’est développé qu’on peut le traiter convenablement. Les tendances et les instincts demandent également du temps pour se former, et c’est produire la satiété que d’imposer à l’enfant quelque chose qu’il ne peut apprécier. — En d’autres termes : l’éducation doit être négative, et non positive.

« J’appelle éducation positive, dit Rousseau (dans la lettre à M. de Beaumont, la sublime défense de l’Émile), celle qui tend à former l’esprit avant l’âge et à donner à l’enfant la connaissance des devoirs de l’homme. J’appelle éducation négative celle qui tend à perfectionner les organes, instruments de nos connaissances, avant de nous donner ces connaissances et qui prépare à la raison par l’exercice des sens. L’éducation négative n’est pas oisive, tant s’en faut ; elle ne donne pas les vertus, mais elle prévient les vices ; elle n’apprend pas la vérité, mais elle préserve de l’erreur ; elle dispose l’enfant à tout ce qui peut le mener au vrai quand il est en état de l’entendre, et au bien quand il est en état de l’aimer. » Cette notion d’éducation négative exprime certes d’une façon frappante l’idée fondamentale proprement dite de Rousseau. La civilisation doit être l’épanouissement de la nature, et non une enveloppe, non une lourde forme imposée du dehors. La civilisation est seule bonne qui est la nature même à un degré de développement supérieur. Aussi recommande-t-il d’être prudent en « introduisant » la civilisation. Rousseau a une vue plus profonde du caractère particulier de la vie de l’esprit que les partisans de l’autorité, et même que les partisans des « lumières ». Est bon pour lui cela seul qui a été développé d’une façon naturelle et produit par l’activité personnelle.

Le développement d’une civilisation naturelle permet seul de quitter la période calme et insouciante de l’instinct et de conserver néanmoins l’harmonie entre le besoin et la faculté, entre la pensée et le sentiment, entre l’extérieur et l’intérieur. Comme tant de mystiques, il a un sens délicat des conditions de la croissance intellectuelle. Le fait même de poser une notion comme celle de l’éducation négative trahit déjà ce sens ; c’est là un caractère socratique. Cependant Rousseau se montre bien l’enfant de son siècle. Il n’a pas véritablement con-