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S’agit-il de dire quel stade du développement de l’humanité est le plus heureux, il ne se prononce pas pour l’état le plus primitif, mais pour l’état où la vie sociale et la civilisation commencent, celui qui tient le milieu entre l’insouciance de l’état primitif et l’activité fiévreuse de notre amour-propre. Cette époque a été la véritable jeunesse du monde que l’on n’aurait pas dû quitter. Alors la réflexion et le raffinement n’exerçaient pas encore leur influence dissolvante, et cependant l’instinct commençait à céder aux pensées et aux sentiments89. Le stade le plus dangereux est le troisième ; les forces dissolvantes y gagnent du terrain. C’est le stade de la civilisation corrompue et raffinée.

Quelqu’un ayant demandé à Rousseau s’il pensait qu’on dût revenir à cet état si proche de l’état primitif, il répondit que c’était impossible, tout aussi impossible que de revivre sa propre enfance90. On ne dissipera pas l’erreur en retournant à l’état d’ignorance. L’instinct une fois remplacé par la réflexion, il ne reste plus qu’à mettre une connaissance vraie et naturelle à la place de la fausse. « Quand les hommes sont corrompus, il vaut mieux qu’ils soient savants qu’ignorants, » dit Rousseau dans une lettre (à Scheib, 15 juillet 1756). En réalité, il approuve ainsi la culture de l’esprit, car ces lignes signifient que le développement intellectuel n’augmente pas la corruption, mais qu’il la diminue bien plutôt. Il veut une civilisation qui n’éparpille pas, et n’affaiblisse pas le sentiment et la force, une vie sociale qui ne nous fasse pas absorber dans les choses extérieures et ne nous enlève pas notre autonomie. Ce n’est, dit-il, qu’en lui-même que l’homme trouve la paix. Celui-là seul a beaucoup vécu, qui a senti la vie. Mais la civilisation a apporté le doute, le relâchement, le dehors, l’agitation continue. En même temps elle nous a apporté la servitude grâce à la division du travail ; le malheur social naquit le jour où l’un a vu qu’il pouvait se servir du travail de l’autre, et qu’il utilisa le superflu qu’il pouvait amasser à entretenir l’autre. À tous ces maux il faut remédier par une nouvelle organisation de la vie pour l’individu et pour la société.

Les idées de Rousseau sur « le monde nouveau » s’étendaient à trois domaines : l’éducation, la religion et l’État. Il a exprimé