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en lieu, jusqu’à ce qu’une maladie soudaine mît fin à sa vie (1778).

Pour découvrir la position réelle de Rousseau vis-à-vis du problème de la civilisation, il ne faut pas s’en tenir aux déclarations paradoxales qu’il fait dans ses deux mémoires de concours ; il faut les comparer avec diverses déclarations qu’il fait dans des lettres et avec le contenu de ses écrits ultérieurs. Alors se dégage, à mon sens, un développement de pensée d’une clarté et d’une valeur étonnantes, qui témoigne d’une profonde intelligence psychologique des conditions de la vie intellectuelle de l’homme.

Il ne dépeint nullement sous des couleurs idéales l’état de nature auquel l’homme a été arraché par la civilisation. Il rejette, il est vrai, l’état de nature décrit par Hobbes comme une guerre de tous contre tous ; il croit que la guerre suppose, soit des besoins que l’homme n’a pas à l’état de nature, soit de plus grandes relations entre les hommes que cet état ne comportait ; en même temps il croit que Hobbes a négligé la pitié, qui est un sentiment humain volontaire et primordial. Mais pour lui l’état de nature est un état purement instinctif. Ses avantages sur l’état civilisé tiennent à ce qu’il y a équilibre entre les besoins et la faculté de les satisfaire. L’homme est guidé par l’amour de soi et trouve facilement le moyen de le contenter. L’émotion, l’imagination, et la réflexion n’ont pas de rôle. C’est la société et la civilisation seules qui éveillent la faculté de comparaison et de réflexion. Alors l’état d’équilibre est rompu. L’instinct de conservation personnelle se satisfait aux dépens d’autrui et devient l’amour-propre88. Des idées de biens se forment qui ne peuvent être atteints, et alors se fait sentir la disproportion entre les besoins et les facultés. On se met alors à réfléchir sur la valeur et la signification de la vie, au lieu de suivre l’instinct. Le dégoût de la vie et le suicide, inconnus à l’état de nature, se font maintenant fréquents. La peur de l’avenir et la crainte de la mort remplacent la sérénité assurée. Le doute, cet état insupportable, prend la place de l’heureuse irréflexion de l’état de nature.

D’après la conception de Rousseau, ces effets dissolvants et malheureux ne se produisent cependant pas immédiatement.