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milieu de grandes souffrances physiques et en dépit de persécutions imaginaires et aussi réelles, se rattachait étroitement au penchant qu’il avait à vivre dans le sentiment immédiat. Sa vie intérieure était si débordante qu’il avait de la peine à trouver des mots pour exprimer ses émotions. En tous cas, il pouvait rarement trouver les mots à propos ; aussi se sentait-il mal à l’aise dans les salons. En face de l’esprit raffiné, effilé, articulé, où la civilisation avait abouti, il introduisit la simplicité, l’ampleur, le vague. Il s’intéressait aux débuts chaotiques de la vie, aux éléments qui n’avaient pas encore formé de monde nettement dessiné. Au cours de ses rêves de liberté, dans les forêts de Saint-Germain ou de Montmorency, il croyait vivre la vie de l’homme primitif, alors que la civilisation n’avait pas encore mis fin à la communion immédiate et heureuse avec la nature. Le simple et l’élémentaire, les grands et les menus faits de l’existence étaient vénérables à ses yeux et pleins de sources de joies. Il comprenait ce qui s’agitait dans les âmes de ces traînards de l’armée de la civilisation, de ceux que les encyclopédistes désespéraient d’éclairer et que Voltaire nommait « la canaille ». Dans son sentiment immédiat il trouvait quelque chose qui peut être un principe de communion, si différente que soit d’ailleurs la vie intellectuelle. Ses idées étaient les enfants de ses sentiments. Dans ses Confessions il dit lui-même qu’il a senti avant de penser. Et dans ses moments suprêmes, dans des instants comme il en avait dans ses promenades solitaires, son âme se dilatait à un tel point, de vagues sentiments vibraient en lui en quantité si innombrable, il s’élançait si bien au delà de toutes les barrières, qu’aucune idée, aucune image ne pouvait exprimer ce qu’il éprouvait. L’indépendance du sentiment ne se révélait pas seulement à lui dans des états de ce genre, où celui-ci était presque seul maître, mais encore par son influence sur les idées. Les espérances qu’il concevait de l’avenir étaient sombres, ses souvenirs du passé étaient ensoleillés ; le fond de ses pensées dépendait de la nature de ses dispositions. Il apprit ainsi par sa propre expérience cette vérité psychologique, que le sentiment est un aspect primordial et indépendant de la vie de l’esprit au même titre que la connaissance, et qu’il ne se borne nullement à garder vis-à-vis de cette dernière une attitude passive et récep-