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4. — Jean-Jacques Rousseau

L’œuvre de Rousseau, œuvre considérable, est d’avoir mis à jour le principe profond qui permettait de trouver une solution intermédiaire entre la philosophie des lumières et le régime actuel. Il fait de la nature et du sentiment immédiat la base de toute estimation des valeurs, et demande à toute civilisation et à toute réflexion qui veulent s’élever au-dessus de cette assise, de montrer qu’elles se sont justifiées en la développant et en la perfectionnant ; si elles l’entravent et la déforment, elles sont mauvaises. Il est le premier à poser dans les temps modernes le problème de la civilisation. Depuis la Renaissance l’œuvre de civilisation avait avancé avec ardeur dans tous les domaines ; et voilà qu’une voix s’élevait, qui prétendait qu’il y avait quelque chose de faux dans tout le mouvement. L’occasion du premier ouvrage philosophique de Rousseau fut une question mise au concours par une académie française de province. Elle demandait de répondre à ce problème : « si le progrès des sciences et des arts a contribué à corrompre ou à épurer les mœurs ». La question toucha l’âme de Rousseau comme un éclair. Il lui semblait, dit-il, voir un monde entièrement nouveau, devenir lui-même un autre homme ! Ce nouveau monde, c’était le monde de la personnalité, du sentiment vivant, de la vie de l’âme. Il vit soudain la disproportion entre ce monde d’une part, et l’état de choses actuel et ses critiques d’autre part. Qu’il ait eu tout de suite l’idée de répondre à la question par la négative, ou que la fille de Diderot ait raison, quand elle prétend que son père lui a donné ce conseil, peu importe. La réponse négative n’est qu’un paradoxe formel, que Rousseau restreint et explique plus en détail dans sa correspondance et dans ses ouvrages ultérieurs. Mais la violente collision du sentiment, qui finalement détermine toujours l’appréciation, avec tout le brillant développement intellectuel et esthétique, ne pouvait avoir lieu que chez Rousseau ; il y était préparé par sa personnalité et par sa vie. Jean-Jacques Rousseau naquit à Genève le 28 juin 1712 d’une famille assez aisée. Son éducation favorisa en lui l’imagination et les sentiments indéterminés ;